La langue française

Accueil > Littérature > Mallarmé, Brise marine : commentaire de texte

Mallarmé, Brise marine : commentaire de texte

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !

Stéphane Mallarmé, Brise marine, 1865

Introduction

« Brise marine » est l’un des premiers poèmes de Mallarmé. Le poète y évoque son incapacité à écrire et les difficultés inhérentes à la création poétique. Bien que « Brise marine » soit une œuvre de jeunesse, composée en 1865, on y trouve déjà la dimension symbolique caractéristique des poèmes ultérieurs de Mallarmé. Le texte témoigne de l’influence de Baudelaire. Le voyage maritime peut être compris comme le symbole de l’écriture poétique, tandis que le poète est au prise avec l’ennui et le manque d’inspiration.

Quelle conception de la poésie Mallarmé évoque-t-il dans « Brise marine » ? C’est ce que nous examinerons en nous intéressant tout d’abord à l’atmosphère profondément pessimiste du poème. Puis nous nous pencherons sur l’ivresse de la libération et sur le désir d’un ailleurs idéal.

I – L’atmosphère pessimiste d’un moment d’ennui

Le poète nous apparaît en proie à un profond ennui, qui n’est pas sans rappeler le mal de vivre des romantiques ou le Spleen baudelairien. Il dresse en particulier un bilan pessimiste de sa situation et de son incapacité à trouver l’inspiration. Comme de nombreux poètes du XIXe siècle, Mallarmé se sent mal à l’aise dans le monde réel, qu’il rejette.

Ennui et vanité du monde

Le poème s’ouvre sur une note de désespoir, marquée par l’interjection « hélas ». La cause en est l’ennui, mis en relief au début de la deuxième strophe par la majuscule. Avant d’identifier cette cause, Mallarmé présente plusieurs constats, qui expliquent son desespoir : son existence se caractérise à la fois par le manque de plaisirs et l’absence d’intérêt pour ce qui l’entoure. Ces deux éléments sont mis en parallèle dans les hémistiches du vers 1. Ils sont séparés par l’interjection « hélas », qui n’en a que plus de force, en raison de sa position centrale dans le vers. La phrase affirmative confirme le caractère définitif de la déclaration.

Le premier motif d’ennui est la vanité de la « chair ». Les plaisirs de l’amour et la sensualité ne peuvent suffire à combler une vie. Les « livres », quant à eux, évoquent à la fois l’évasion par la lecture et la découverte du monde, par le biais des connaissances qu’ils apportent.

Dans les deux cas, il s’agit d’un passe-temps vain, selon le poète. « J’ai lu tous les livres » suggère qu’il a fait le tour de ce que le monde pouvait lui offrir. Comme il n’y a plus rien à explorer, le poète ressent un profond sentiment de vacuité, ce qu’évoque le champ lexical, avec « vide, rien, déserte » et « sans (mâts) ». La personnification de « l’ennui » apporte la conclusion inévitable : « Un Ennui, désolé par les cruels espoirs / Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs. »

Pour traduire cet ennui, le poète utilise différents procédés d’écriture. On peut noter tout d’abord le rythme lent des alexandrins, qui sont nombreux à n’avoir aucune coupe. Mais c’est surtout l’assonance en [ã], présente tout au long du poème, qui suggère l’ennui, comme une rengaine : « je sens, trempe, lampe, blancheur, défend, allaitant son enfant, balançant, encre, ennui, encore, invitant, vent, penche, sans… / sans, entends le chant ». 

Le rejet des liens familiaux et de la vie banale

Nous avons vu que Mallarmé considère l’amour physique comme décevant et source d’ennui, comme le montre le premier hémistiche et son raccourci surprenant : « la chair est triste ».

Inscrivez-vous à notre lettre d'information

Chaque vendredi, on vous envoie un récapitulatif de tous les articles publiés sur La langue française au cours de la semaine.

Le vers 8 précise cette thématique, puisqu’il évoque la famille du poète. Mais tant son épouse que son enfant semblent détachés de lui, sans aucun lien affectif. Ainsi, il ne dit pas « ma » femme, mais « la jeune femme », comme pour suggérer la distance et l’absence de liens. De même, il ne parle pas de leur enfant, mais de « son enfant » (celui de la jeune femme). L’image, généralement émouvante, de la femme qui allaite, est ici détournée pour suggérer l’ennui et de détachement affectif.

Le cadre quotidien, évoqué dans les premiers vers, est banal. Mallarmé énumère « les livres, les vieux jardins, la lampe » et le « papier ». La « jeune femme allaitant » intervient à la fin de l’énumération, dont elle fait ainsi implicitement partie, comme si elle était une inconnue.

Le début du poème est marqué par une allitération en [R] qui suggère l’irritation face à un quotidien facteur d’ennui et de lassitude. Cette première allitération est doublée d’une seconde, où domine le son [k], comme si le poète étouffait dans cette atmosphère trop banale : « que, écume, inconnue, coeur, qui, clarté, etc. ».

*

Tous les éléments de son environnement qui pourraient contribuer à retenir le poète lui semblent insupportables. C’est pourquoi Mallarmé aspire au voyage, à un ailleurs exotique qui viendra l’arracher à son ennui et lui apporter la liberté qu’il souhaite ardemment.

II – Voyage rêvé et ivresse de la libération

« Brise marine » présente le récit d’un voyage imaginaire. Le poète rêve de partir au loin, pour jouir enfin d’une pleine liberté. Le voyage idéalisé se confond ici avec l’élan vital qu’il suscite, en contraste avec la tristesse, l’ennui et le mal de vivre.

Le voyage, objet des désirs du poète

Le voyage se présente tout d’abord comme une évasion, ainsi que le souligne la double exclamation « fuir ! là-bas fuir ! ». Il est donc synonyme de liberté retrouvée, après la souffrance liée au carcan du monde réel et du quotidien. L’évasion par la voie des mers, sur le « steamer balançant sa mâture » évoqué à la fin de la première strophe, a des accents baudelairiens, surtout lorsqu’elle se confond avec l’exploration d’un univers exotique.

Les images poétiques frappent par leur brièveté et leur densité : « les oiseaux sont ivres » évoquent la liberté retrouvée et le plaisir qu’elle procure. On note une personnification, qui suggère que le poète se confond avec les oiseaux et se voit lui-même dans « les cieux » (on peut mettre en parallèle l’image de l’Albatros de Baudelaire, personnification du poète libre dans les cieux).

Le voyage apporte de nouvelles découvertes, à l’image de « l’écume inconnue ». La ponctuation des vers évoquant l’évasion traduit l’enthousiasme et l’intensité des émotions, avec les points d’exclamation.

Par-delà le voyage rêvé perce la détermination du poète. Elle est exprimée par les deux futurs simples, « ne retiendra » et « je partirai ». Cette détermination est sensible dans l’accumulation des négations, qui balaient les obstacles d’un revers de main : « ni les vieux jardins / ni la clarté déserte / ni la jeune femme. » On peut noter aussi l’accélération du rythme à partir du deuxième vers, qui suggère l’élan vers l’ailleurs.

Un ailleurs idéalisé

L’ailleurs auquel aspire le poète est fortement idéalisé. L’évocation fait appel à des images fortes, qui  constituent des clichés du voyage maritime, comme les « naufrages » ou « les orages ». La nature est rêvée, présentée comme « exotique », avec de « fertiles îlots », et c’est le « chant des matelots » qui semble appeler le poète, comme pour l’encourager à partir. 

Le voyage apparaît comme une promesse de sensualité. Nous avons vu que le poète est déçu par les plaisirs de la chair. Mais au contact de l’ailleurs dont il rêve, il redécouvre la plénitude des sens, comme l’indique l’expression « je sens » au vers 2. Il écoute « le chant des matelots », qui charment son ouïe, perçoit « les nuits, la clarté, la blancheur », « reflétées par les yeux ». 

On sent néanmoins de la part de Mallarmé certaines réticences, ainsi que le montre le rythme saccadé et hésitant du vers 15 : « Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots ». Le voyage, bien qu’idéalisé, n’exclut pas les dangers. « Brise marine » évoque une sorte de déchirement entre l’envie de partir et une certaine crainte, vite surmontée.

*

Le voyage rêvé vers un ailleurs aux accents baudelairiens est en réalité un voyage symbolique, qui représente, de manière métaphorique, la quête de la liberté par les mots, à travers la création poétique.

III – La symbolique du voyage

L’ennui dont souffre Mallarmé nous est présenté comme le résultat d’un environnement étouffant. Le monde réel est perçu par le poète comme un obstacle à l’écriture. En manque d’inspiration, il songe à l’évasion dans une nature exotique. Le voyage maritime apparaît cependant comme une métaphore de la création poétique. 

Le voyage comme source d’inspiration

Mallarmé souffre d’un blocage, qu’illustre l’image de la page blanche, « le vide papier que la blancheur défend ». On l’imagine tentant d’écrire sous « la clarté déserte de [sa] lampe ». Penser à sa famille et à son couple ne lui est d’aucune aide. Il y voit au contraire un handicap supplémentaire, dans la mesure où sa femme et son enfant le rattachent au monde réel qu’il rejette.

Par rapport aux « vieux jardins », que l’on peut comprendre comme des thèmes anciens et éculés, le voyage apporte de nouvelles images poétiques. Mallarmé célèbre l’inspiration retrouvée. Le champ lexical de la mer est largement développé et évoque la libération : « écume, mer, steamer, ancre, mâts, naufrages, matelots ».

Les mots semblent désormais plus faciles à trouver. Mallarmé se désigne lui-même à travers la métonymie du « coeur qui dans la mer trempe ». L’immensité de la mer est redoublée par celle du ciel, pour symboliser la liberté, et les « îlots » sont qualifiés de « fertiles », pour suggérer l’abondance des idées.

La dynamique d’ensemble du poème suggère l’élévation. Les oiseaux dans « les cieux » représentent l’inspiration retrouvée et l’écrivain qui domine désormais le monde réel, qu’il contemple d’en-haut.

Le voyage, symbole de la création poétique

La création poétique peut être comprise comme un voyage. Cette expérience est d’ailleurs liée à des risques, ainsi que nous l’avons vu ci-dessus. Le poète peut faire naufrage. C’est ce que Mallarmé traduit par l’oxymore « cruels espoirs ».

Le voyage entraîne des échecs et des désillusions, tout comme ce peut être le cas de la création poétique. Le vers 15 illustre la désintégration passagère de la versification, comme si le poète n’en maîtrisait plus les règles : « Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots ». Ce passage reprend des éléments de la symbolique maritime, pour les présenter dans une accumulation désordonnée.

Dans « Brise marine », Mallarmé confie en quelque sorte au lecteur ses angoisses de jeune poète. Les références implicites à Baudelaire, au voyage maritime, à l’exotisme ou à l’ailleurs, sont alors les balises dont il se sert pour s’orienter. Le texte illustre la dimension symbolique et volontiers hermétique des poèmes de Mallarmé. Il suggère aussi l’importance que le poète accorde à la musicalité, aux sonorités et aux rythmes

« Le chant des matelots » peut certes être compris comme un élément anecdotique, contribuant à l’exotisme du voyage. Mais il se confond aussi avec la musicalité des vers, qu’il inspire. Ces matelots sont comparables aux sirènes mythologiques qui attirent le poète loin de chez lui, vers le voyage périlleux de la création poétique.

Conclusion

Poème symboliste, « Brise marine » s’appuie sur la métaphore du voyage maritime pour suggérer le parcours de l’écriture. Le poète croit manquer d’inspiration, il souffre du syndrome de la page blanche. Le voyage idéalisé et rêvé lui permet de dépasser ce blocage. Il contribue aussi à l’évasion du monde réel, que Mallarmé rejette, comme de nombreux poètes de son époque. Le voyage devient une métaphore de l’aventure poétique pouvant conduire au désastre, une thématique que l’on retrouve dans « Le Bateau ivre » de Rimbaud.

Partager :
ou Nous soutenir

Recevez tous les articles de la semaine par courriel

Inscrivez-vous à notre lettre d'information hebdomadaire pour recevoir tous nos nouveaux articles, gratuitement. Vous pouvez vous désabonner à tout moment.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour écrire un commentaire.

Se connecter S'inscrire