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Francis Ponge (1899-1988) : vie et œuvre

Portrait de Francis Ponge
Portrait de Francis Ponge

Poète des choses, essayiste et critique d’art, Francis Ponge a défini le rôle du poète comme celui qui possède une forme d’objectivité : « À chaque instant – J’entends – Et, lorsqu’il m’est donné le loisir – J’écoute – Le monde comme une symphonie – Et bien qu’en aucune façon je ne puisse croire que j’en dirige l’exécution – Néanmoins il est en mon pouvoir de manier en moins certains engins ou dispositifs. »

Né dans le sud de la France, élevé dans une famille protestante, le poète protestera toute sa vie contre une poésie niaise, détachée de la réalité des choses, prônant une matérialité de la forme et du fond, et ne trouvant ni dans le surréalisme – avec lequel il partage l’esprit révolutionnaire mais pas l’écriture automatique –, ni dans le romantisme (pas d’inspiration de la muse) un équivalent exact de sa critique poétique en ce début de XXe siècle. 

Vie de Francis Ponge

Francis Ponge voit le jour à Montpellier, le 27 mars 1899. Ses parents, Juliette Saurel et Armand Ponge déménagent à Avignon un an après sa naissance, où il sera élevé au sein d’une famille bourgeoise, aisée et protestante, entre gouvernantes et précepteurs. 

En 1909, alors que son père est muté à Caen, le jeune Francis est scolarisé au lycée Malherbe de la ville jusqu’à son baccalauréat. Il est brillant, mais dissipé. En 1913, il entreprend une série de voyages avec son oncle paternel, alors professeur au lycée Condorcet à Paris : il visite les Pays-Bas, la Belgique et le Royaume-Uni. En 1914, l’approche de la Première guerre mondiale interrompt son escapade européenne.

Après avoir travaillé dans un hôpital militaire caennais, Francis Ponge entre en classe de rhétorique, découvre le Littré, et se passionne pour Lucrèce, Horace, Tacite et les symbolistes. Il écrit ses premiers poèmes et, en 1916, publie son premier sonnet d’un style un peu dandy, « Pâle, et sentant en moi vibrer des accords sombres », sous le pseudonyme de Nogères dans la revue La Presqu’île. Il n’a alors que 17 ans. Au sujet de sa découverte des mots, il confiera plus tard : 

Mon père avait, dans sa bibliothèque, le Littré, qui a une si grande importance pour moi, où j’ai trouvé un autre monde, celui des vocables, des mots, mots français bien sûr, un monde aussi réel pour moi, aussi faisant partie du monde extérieur, du monde sensible, aussi physique pour moi que la nature, […].

Francis Ponge, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers

Entré en 1916 en hypokhâgne au lycée Louis Le Grand, à Paris, Francis conservera néanmoins un attachement particulier à la ville de Nîmes et à ses études latinistes ; en atteste la signature qu’il appose à son poème La Figue : « Nemausensis poeta » (1958). 

En 1917, Francis Ponge suit en parallèle des études de droit et de philosophie à la Sorbonne. Sur place, il se réclame de Barrès et participe à des manifestations patriotiques, tout en s’intéressant de près à la révolution russe. Après un double échec de ses licences, puis un nouvel échec à l’Ecole Normale supérieure (dans les deux cas admissibles, il était cependant resté muet lors de l’oral), il adhère au parti socialiste.

En 1919, il contracte la diphtérie et consacre sa convalescence à l’écriture. Il écrit alors « La Promenade dans nos serres », texte annonciateur de ce qui dirigera plus tard sa poésie, à savoir le « matérialisme logique ». 

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O draperies des mots, assemblages de l’art littéraire, ô massifs, ô pluriels, parterres de voyelles colorées, décors des lignes, ombres de la muette, boucles superbes des consonnes, architectures, fioritures des points et des signes brefs, à mon secours !

Francis Ponge, La Promenade dans nos serres

Les années 1920 marquent un tournant engagé pour Francis Ponge, qui mène une vie de bohème entre Caen et Paris. En 1921, il rédige Esquisse d’une parabole, apologue socialiste. En 1922, il rencontre les écrivains et hommes de lettres Jacques Rivière (et lui adresse Trois Satires) et Jean Paulhan. Enfin, il entre chez Gallimard, au service de la fabrication. En 1923, années où son père décède, il publie les satires Fragments métatechniques. En 1927, il rencontre Odette Chabanel qu’il épouse trois ans plus tard.

Le tournant politique de Francis Ponge s’enracine à la fin des années 1920 et début 1930. Après avoir participé à la manifestation de gauche place de la République en juillet 1934 (en réponse à celle, antiparlementaire, menée par la droite radicale), le poète devient responsable syndical de la maison d’édition Hachette à la CGT où il travaille. Il adhère au parti communiste, mène la grève dans la maison d’édition, et en est licencié

Durant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il entre en résistance en 1941, il fait la rencontre de Jean Tortel, Joël Bousquet, Luc Estang et Paul Eluard. Il se rapproche des surréalistes, sans jamais y adhérer entièrement. 

Le magma poétique

Entre 1938 et 1948, Francis Ponge s’est consacré à son « laboratoire verbal », en inventant un nouveau type de composition, qui prend la forme d’un chantier permanent dans lequel se côtoient la recherche des mots et les tentatives d’écriture. Il dit : 

J’ai besoin du magma poétique, mais c’est pour m’en débarrasser. Je désire violemment (et patiemment) me débarrasser l’esprit. C’est en ce sens que je me prétends combattant dans les rangs du parti des lumières, comme on disait au grand siècle.

Francis Ponge, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers

En 1942, il publie un recueil majeur, sur lequel il travaille depuis 1939 : Le Parti pris des choses, par le biais duquel il acquiert une certaine célébrité. Sartre, qui écrira une étude sur le recueil (L’Homme et les choses) y voit « les bases d’une Phénoménologie de la Nature ». Par ce recueil, il s’impose comme un inventeur d’une langue poétique qui entend prendre le parti des choses dans leur matérialité, leur mystère et leur évidence, les amener à l’expression en explorant toutes les ressources du langage. Ce qu’il appelle écrire « compte tenu des mots ».

En 1943, Francis Ponge rencontre Albert Camus et commence à rédiger son recueil Proèmes. Il fréquente le milieu des artistes-peintres, rencontre Picasso, Dubuffet, Fautrier et initie une correspondance avec Albert Camus au sujet de son livre, Le Mythe de Sisyphe

En 1944, le poète rentre à Paris, enfin libérée. Aragon, dont il avait fait la connaissance, lui propose de prendre la direction des pages littéraires du journal communiste L’Action pour pallier ses difficultés matérielles. Mais deux ans plus tard, Ponge rompt avec le journal et le parti communiste, pour des raisons de « sectarisme intellectuel ». 

La consécration

Après un voyage en Algérie et une série de conférences en France et à l’étranger, Francis Ponge publie La Rage de l’expression. Les années 1950 sont celles de la consécration pour le poète : on lui rend hommage dans la Nouvelle Revue française en 1956. 

Au cours des années 1960-1970, il publie ses derniers recueil (en 1961, le Grand Recueil en trois volumes, Lyres, Méthodes et Pièces), et en 1965 un essai : Pour Malherbe, écrivain qui sera son véritable maître à penser : 

[Malherbe] sait exactement doser ses éloges et ne dire que ce qu’il veut dire. Il sait ce qu’il fait. Dire, pour lui, c’est faire. Tout discours est par nature destiné à l’échec (parce que le langage ne permet pas une “expression” satisfaisante) mais en même temps tout discours peut potentiellement fonctionner ou plaire.

Francis Ponge, Pour Malherbe

Après avoir reçu une série de prix (1974 : Prix international de Littérature Books Abroad Neustadt, 1981 : Prix national de poésie, 1984 : Grand prix de poésie de l’Académie française, 1985 : Prix de poésie de la Société des gens de lettre), Francis Ponge meurt à Bar-sur-Loup en 1988

L’oeuvre de Francis Ponge

Dès l’âge de dix-sept ans, ce poète étrangement contemporain rejette violemment le parler ordinaire. Il conteste par ailleurs la poétique baudelairienne ou mallarméenne selon laquelle le langage crée de lui-même et réclame une soumission de la poésie à l’objet et aux mots. Cette pensée entre en résonance avec une philosophie, l’existentialisme.

Dans cette logique poétique, Francis Ponge accorde une grande importance à la poésie en prose et crée le néologisme « proèmes » qui sera le titre de son recueil publié en 1948 (le mot résulte de la contraction entre prose et poèmes). 

N’en déplaise aux paroles elles-mêmes, étant donné les habitudes que dans tant de bouches infectes elles sont contractées, il faut un certain courage pour se décider à écrire, mais même à parler.

Francis Ponge, Proèmes, « Des raisons d’écrire »

Le Parti pris des choses

Dans cet ouvrage, Francis Ponge célèbre avec humour le monde muet auquel il « rend la parole ». Les « choses » de Francis Ponge sont aussi bien des objets naturels ou ordinaires et délibérément anti-poétiques (la mousse, la cigarette, etc.) que des phénomènes physiques (les saisons) ou des sociotypes (le gymnaste). 

La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c’est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères. A peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d’un grain de blé, là d’un pois, ailleurs presque d’une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles, elle se suspend en berlingots convexes.

Francis Ponge, « La Pluie », Le Parti pris des choses

Le recueil se pense presque comme un dictionnaire, dans lequel sont données des définitions des choses, qui se trouvent par là presque mystifiées et annonçant le mouvement poétique dans lequel s’inscrit par la suite le poète (et qui le rapproche d’une écriture contemporaine, à mi-chemin entre Barthes et le Nouveau roman). En voici un exemple avec le cageot :  

À mi-chemin de la cage au cachot, la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie. Agencé de façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu’il enferme. A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc.

Francis Ponge, « Le cageot », Le Parti pris des choses

Le laboratoire verbal

Bien qu’il attache une grande importance aux choses, Ponge ne dissocie pas l’écriture poétique du sentiment qui la génère. Il a par ailleurs souligné les difficultés éprouvées à exprimer sa douleur après le décès de son père. En résulte son recueil La Rage de l’expression, en 1952 (dix ans après Le Parti pris des choses). 

À travers ce recueil, il exprime un « drame de l’expression » : lorsque le besoin irrépressible de mettre sur le papier une émotion, un sentiment, se voit contraint par un langage fait d’imperfections, qui pourraient fausser le discours. Il tient donc à s’exprimer « compte tenu des mots »

Ainsi, Ponge reprend à son compte une théorie avancée par Lautréamont avant lui, selon laquelle le poète pose un acte citoyen et nécessaire en réinventant un langage qui sera par la suite utilisé par les savants (journalistes, juristes, diplomates) de la cité. La maîtrise de la langue trouve une utilité supérieure dans sa capacité à mettre à dispositions de tous des « définitions-descriptions ».

En consacrant l’écriture poétique aux choses les plus simples, Ponge confère aux objets familiers (un cageot, une cigarette, une orange, etc.) une nouvelle profondeur. Dans La Rage de l’expression, il intègre dans sa prose poétique une esthétique balzacienne ou naturaliste, qui veut que chaque corps puisse être vu très précisément à travers les mots. 

À bout de tige se déboutonne hors d’une olive souple de feuilles un jabot merveilleux de satin froid avec des creux d’ombre de neige viride où siège encore un peu de chlorophylle, et dont le parfum provoque à l’intérieur du nez un plaisir juste au bord de l’éternuement.

Francis Ponge, La rage de l’expression

Au début de son recueil Proèmes, il écrit : « Natare piscem doces » (tu apprends au poisson à nager), donnant par là toute sa mesure au rôle du poète, sorte de démiurge qui donne perpétuellement naissance aux choses qui l’entourent.

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Violaine Epitalon

Violaine Epitalon

Violaine Epitalon est journaliste, titulaire d'un Master en lettres classiques et en littérature comparée et spécialisée en linguistique, philosophie antique et anecdotes abracadabrantesques.

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