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Baudelaire : vie et œuvre

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Portrait de Charles Baudelaire par Étienne Carjat. Source : Wikicommons

« Il y a du Dante dans l’auteur des Fleurs du Mal, mais c’est du Dante d’une époque déchue, c’est du Dante athée et moderne, du Dante venu après Voltaire, dans un temps qui n’aura pas de saint Thomas », constate l’écrivain Barbey d’Aurevilly en parlant de Baudelaire (Les Œuvres et les hommes). Il semble difficile d’imaginer que ce nom, devenu aujourd’hui une des plus grandes références de la poésie française à l’étranger, n’ait pas suscité de son vivant une aussi fervente admiration. 

Classé au rang des poètes maudits, incompris par la société, mais admiré et soutenu par ses semblables (que ce soit Verlaine, Victor Hugo ou Flaubert), acteur titanesque du renversement poétique qui marque la décennie 1850-1860, Charles Baudelaire figure parmi les immanquables de l’histoire littéraire française et chef de file de la poésie moderne. Nous lui devons d’être l’initiateur de la modernité en poésie, se détachant du style convenu et classique ainsi que des thèmes imposés par les romantiques qui le précède, et d’être ainsi devenu le précurseur du symbolisme

Si Baudelaire est consacré comme le père du spleen et de l’idéal, de l’exotisme, de la laideur sublimée par la beauté du langage et du vrai, c’est que le poète maudit a vécu une existence de paria, sans-le-sou, traînant ses vers condamnées et sa vie de dandy des cabarets littéraires de la capitale à la Belgique, en passant par l’île Maurice. Aujourd’hui enterré au cimetière du Montparnasse, aux côtés de sa mère et de son beau-père le général Aupick, Baudelaire jouit d’une reconnaissance sans pareille et fascine toujours autant. 

Qui est Baudelaire ?

Charles Baudelaire est né à Paris, le 9 avril 1821, au 13 de la rue Hautefeuille, dans le 6e arrondissement de la capitale. Le jeune garçon perd son père, Joseph-François Baudelaire, à l’âge de cinq ans. Ce père épris de la philosophie des Lumières et des lettres laisse à son fils une riche bibliothèque, fruit des rencontres faites trente ans plus tôt au salon de Madame Helvétius (au 59 de la rue d’Auteuil se rencontraient les grands penseurs tels que Turgot, d’Alembert, Condorcet…).

Un an plus tard, sa mère, Caroline Dufays, qui n’a alors que 34 ans, se remarie avec le chef de bataillon Jacques Aupick. Toute sa vie, Baudelaire nourrit pour cet homme, qui représente à ses yeux les valeurs bourgeoises et militaires, un mépris grandissant. D’autant plus que ce futur général, peu enclin à comprendre la sensibilité du futur poète, se place désormais entre Baudelaire et sa mère, à laquelle il est très attaché.

« S’il va haïr le général Aupick, c’est sans doute que celui-ci s’opposera à sa vocation. C’est surtout parce que son beau-père lui prenait une partie de l’affection de sa mère. […] Une seule personne a réellement compté dans la vie de Charles Baudelaire : sa mère », expliquent Claude Pichois et Jean Ziegler dans leur biographie du poète. 

Élève brillant mais solitaire, placé en pension à Lyon en 1832, Charles Baudelaire suit une scolarité dissipée. En 1836, il devient interne au lycée Louis-le-Grand, et obtient son baccalauréat en 1839, bien qu’il ait été renvoyé du lycée pour indiscipline. Son bac en poche, Baudelaire compose ses premiers vers, mène une vie dissolue, fréquente les tripots littéraires et le groupe des Jeunes-France (Nerval, Pétrus, Borel).

Il connaît aussi une première liaison avec une prostituée juive du Quartier latin, appelée Louchette. En 1841, pour recadrer le jeune homme, sa famille décide de l’embarquer sur un navire en direction de Calcutta, mettant fin à cette vie de bohème. Mais Baudelaire met fin au trajet à l’île Maurice et y reste un mois durant avant de reprendre la mer pour Paris. Bien qu’effectué contre son gré, ce voyage de dix mois marque profondément Baudelaire et alimente la production poétique de ce dernier : il en tire l’exotisme, les paradis perdus, l’idée du voyage, etc.

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De retour à Paris, en 1842, Baudelaire vit comme un dandy, et fréquente assidûment les salons et cabarets littéraires. A l’âge de 22 ans, il découvre la drogue dans l’appartement familial de l’un de ses amis, le futur poète parnassien Louis Ménard. Il intègre alors le Club des haschischins, dont font aussi partie Gautier, Balzac, puis Asselineau (qui devient son premier biographe par la suite). Le but de ce club est l’étude des drogues par leur pratique. De cette expérience, Baudelaire tire son essai Les Paradis artificiels (publié plus tard, en 1860), dans lequel il établit, à rebours de son époque, que ces dernières n’ont pas d’effet qualitatif particulier sur l’inspiration poétique. 

Dessin de Charles Baudelaire représentant Jeanne Duval, la « Vénus noire ». Source : Wikicommons

C’est aussi à cette époque qu’il rencontre Jeanne Duval, une actrice métisse, qu’il surnomme la « Vénus noire » avec qui il entretient une relation chaotique et passionnelle tout au long de sa vie et qui hante un grand nombre de ses poèmes majeurs (« Parfum exotique », « La Chevelure », « Sed non satiata »). En dix-huit mois, Baudelaire a dilapidé une grande part de l’héritage paternel. Sa famille le place alors sous la tutelle d’un notaire en 1848 et il ne reçoit plus qu’une modeste rente mensuelle. Ce qui ne l’empêche pas d’accumuler des dettes. Il tombe alors dans un spleen profond.

A 24 ans, avec sa première œuvre de critique d’art, le Salon de 1845, Baudelaire s’efforce de gagner sa vie en tant que critique littéraire et artistique. Dans ses écrits suivants, il laisse éclater son admiration pour les œuvres d’Eugène Delacroix, de Balzac, de Wagner (qui, à l’époque, est décrié par la critique française). En 1847, il rencontre Marie Daubrun, qu’il considère comme une muse.

L’année suivante, il découvre l’œuvre en prose d’Edgar Allan Poe, dont il devient le traducteur attitré. Il nourrit envers l’auteur américain une admiration sans borne et voit dans leurs œuvres une forme de filiation.

En 1848, il participe aux barricades et à la Révolution de février qui se bat, entre autres, pour la liberté de la presse. Mais son engagement politique, influencé par les lectures de Joseph de Maistre et d’Edgar Poe, ne fait pas pour autant de lui un révolutionnaire et ne déborde pas dans son oeuvre : « L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre / Ne fera pas lever mon front de mon pupitre », écrit-il dans son poème « Paysage » (Les Fleurs du mal).

Le condamné

Réputé dans les cercles littéraires, soutenu entre autres par Barbey d’Aurevilly, Baudelaire trouve pourtant peu de reconnaissance dans l’opinion publique. Ses vers, publiés dans des revues, ne sont pas appréciés et ne lui permettent pas de vivre. Il survit donc difficilement, par le biais de ses critiques artistiques.

Fleurs du mal - Première édition
Frontispice de la première édition des Fleurs du mal annotée par Baudelaire. Source : Wikicommons

La publication, en 1857, de son recueil Les Fleurs du mal marque le tournant de sa carrière. L’œuvre scandalise et vaut à son éditeur une condamnation en correctionnelle pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». 

En juillet 1857, le journaliste Gustave Bourdin fait une critique assassine dans les colonnes du Figaro, qui résume l’opinion majoritaire de l’époque : « Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire, il y en a où l’on n’en doute plus  ; — c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes choses, des mêmes pensées. L’odieux y côtoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect… » 

Écrasé par les dettes, Baudelaire s’exile en Belgique en 1864 pour échapper aux créanciers et en profite pour y faire publier les six poèmes condamnés et retirés des Fleurs du mal. Il y passe deux ans, de plus en plus malade, donnant quelques conférences. Rattrapé par une syphilis contractée durant sa jeunesse, il est victime d’une attaque et est atteint d’hémiplégie et d’aphasie. Baudelaire regagne Paris en 1866 et meurt l’année suivante à l’âge de 46 ans. Le recueil Spleen de Paris n’est publié qu’à titre posthume, en 1869.

Les hommes et les femmes de sa vie

« De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner », confie Baudelaire dans ses journaux intimes (Fusées). Si Edgar Allan Poe a incarné aux yeux du poète « la synthèse idéale entre inspiration et lucidité critique et lui fait comprendre combien l’amour de la beauté est incompatible avec l’utilitarisme du monde industriel » (Larousse), Joseph de Maistre, quant à lui, a influencé la vision symboliste du monde que Baudelaire annonce par son oeuvre poétique.

De Joseph de Maistre (1753-1821), connu pour ses écrits contre-révolutionnaires, Baudelaire a surtout retenu les méditations que le philosophe produit sur le monde, le Mal et l’idée de la Providence. « Lorsque Baudelaire voit le monde comme « une forêt de Symboles », il nous introduit dans la méthode maistrienne du rapport entre le visible et l’invisible : “Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible.” », commente Philippe Barthelet dans sa biographie de Joseph de Maistre.

L’œuvre de Baudelaire s’agence donc autour de ce constat du paradoxe de l’existence humaine et la réponse que ce dernier peut fournir. Il est étonnant de constater que ce sont moins des poètes précédents que des penseurs et romanciers presque contemporains qui ont inspiré le travail de Baudelaire et forgé sa parole poétique. Et les femmes qui ont jalonné sa vie ne sont pas en reste. 

La première femme de la vie de Baudelaire, comme celle de la vie de tout homme, est sa mère, qu’il a idolâtré tout au long de sa vie. Leur correspondance en témoigne, faite à la fois de reproches, d’excuses puis de remords. Dans « Bénédiction », Baudelaire évoque la naissance du poète comme une malédiction pour le sein qui l’a engendré :

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :
– « Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Baudelaire, Bénédiction

À cette première femme ont ensuite succédé les passions amoureuses du poète, celles qu’il a considéré comme ses muses. Tout d’abord Jeanne Duval, que nous avons évoqué. Puis Madame Sabatier, la maîtresse d’un riche homme d’affaires. Enfin, Marie Daubrun, qui fut son inspiration pour l’Invitation au voyage.

Ces relations tumultueuses avec sa famille, avec ses relations amoureuses mais aussi son mode de vie déséquilibré laissent transparaître une conscience torturée, en proie au « mal du siècle », et happée par une soif de l’absolu et du sublime par le biais de la création poétique, « magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même », écrit Baudelaire dans un de ses articles sur l’art romantique (1869).

L’œuvre de Baudelaire

Baudelaire, en quelque sorte, c’est le grand casse de la poésie. La condamnation des Fleurs du mal est restée dans les annales comme l’épisode le plus marquant et décisif de la vie du poète maudit. Il faut savoir que ce n’est qu’en 1949 que la cour de cassation annule définitivement la condamnation.

Tout en payant ses hommages à une grande tradition classique et à une esthétique formaliste dont il est l’héritier, Baudelaire introduit en poésie des images et des thèmes nouveaux, pétris par une mélancolie maladive et créatrice. 

Né vingt ans après Victor Hugo, Baudelaire ne se reconnaît pourtant pas dans l’ère romantique qui le précède et donne un nouveau souffle à ce mouvement. Il donne du romantisme la définition suivante :“Intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini.” Baudelaire reprend certains topoï classiques : dans « À une passante », par exemple, le thème de la rencontre amoureuse cache celui de l’aspiration à l’idéal ; et dans « Spleen », le poète fait voir dans sa description noire de la ville la mélancolie qui l’envahit.

De toutes les caractéristiques de l’œuvre baudelairienne, la plus marquante est l’établissement d’une forme de spiritualité singulière doublée d’une esthétique particulière afin de retranscrire l’ambivalence de la nature humaine, tiraillée entre le Bien et le Mal, le spleen et l’idéal.

Cette vision de l’homme suppose une modernité dans l’écriture dont Baudelaire se fait le porte-étendard. Mais elle comporte aussi tout ce dont Baudelaire est le messager : le symbolisme, les paradis artificiels, le goût du paradoxe et du scandale, les images sulfureuses, les invocations mystiques… Dans le Spleen de Paris, on trouve cette supplication de Baudelaire, qui semble résumer tout le caractère et la perception sensible du poète, tiraillé entre l’aspiration à ce qui le transcende mais constamment tenté par le chaos et le « dérèglement des sens » (comme l’exprime par la suite Rimbaud) :

Seigneur ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! Ô Créateur ! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire ?

Enfin, on ne peut parler de Baudelaire sans évoquer sa relation particulière à l’horreur comme penchant nécessaire de l’extase, « comme fuite dans l’esthétique pur, que naît une religion de la beauté qui est aussi, toutefois, une religion de l’horrible », précise Umberto Eco. Cette fascination est bien visible dans le célèbre poème « Une Charogne ». Dans l’Art romantique, Baudelaire exprime ce désir profond de sublimer la douleur qui habite le poète : « C’est un des privilèges prodigieux de l’Art que l’horrible, artistement exprimé, devienne beauté et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l’esprit d’une joie calme ».

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Violaine Epitalon

Violaine Epitalon

Violaine Epitalon est journaliste, titulaire d'un Master en lettres classiques et en littérature comparée et spécialisée en linguistique, philosophie antique et anecdotes abracadabrantesques.

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