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L'horloge, Baudelaire : commentaire de texte

Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit :  « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible,

Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard !  »

Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, L’horloge

Introduction

« L’Horloge » est le dernier poème de la section Spleen et Idéal dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire. Il vient conclure une série d’évocations consacrées au thème du temps, en particulier « L’Ennemi » et « Chant d’automne ». Cette section marque l’échec de l’idéal et la victoire du spleen.

« L’Horloge » s’inscrit dans un ensemble de poèmes représentatifs de l’état d’esprit dépressif de Baudelaire au moment où il les compose, puisqu’en 1861, le poète est en proie au désespoir et songe au suicide.

En quoi le poème illustre-t-il le pessimisme de Baudelaire ? C’est ce que nous montrerons en analysant l’évocation à la fois dramatique et exacerbée de la fuite du temps. Nous nous pencherons ensuite sur le combat tragique entre l’homme et le temps.

I – Une évocation exacerbée de la fuite du temps

La fuite du temps a souvent été abordée par les poètes. Dans « L’Horloge », Baudelaire l’évoque comme un ennemi puissant, que l’homme affronte dans un combat inégal, pour ne pas dire perdu d’avance. Des impressions sensibles aux symboles, en passant par le lexique, tout concourt à souligner le caractère dramatique de la confrontation avec le temps.

L’omniprésence du temps dans le poème

Le temps est omniprésent dans le poème, et cela dès le titre, l’horloge et le mouvement de ses aiguilles venant marquer l’avancée inexorable de l’homme vers la mort. La plupart des termes employés sont centrés sur le temps.

Baudelaire évoque différentes unités de mesure de la durée, comme « l’instant » au vers 7, « la seconde » au vers 9, « les minutes » au vers 15. Le poème oppose aussi le « jour » et la « nuit » au vers 19, tandis qu’il parle de la « saison » au vers 8. 

Des adverbes de temps viennent compléter l’évocation, qu’il s’agisse de « bientôt », de « tantôt » ou encore de « trop tard ». L’idée dominante est celle de la brièveté de la vie humaine, l’homme ne bénéficiant que d’une sorte de sursis. « Autrefois » renvoie ainsi à un passé lointain, qui s’oppose à l’instant présent bien trop fugace. 

Compte à rebours et accélération 

L’omniprésence du temps dans le poème contribue à suggérer un compte à rebours inexorable, auquel l’homme est soumis de sa naissance à sa mort et auquel il ne peut échapper. Ce compte à rebours est d’autant plus dramatique que le poème introduit un effet d’accélération du temps, comme le suggèrent l’adjectif « rapide » et la multiplication du leitmotiv « souviens-toi ».

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Le rythme du poème contribue à l’effet d’accélération et de dramatisation. Le texte débute par un vers à caractère d’invocation, dans lequel le poète interpelle l’horloge. On note la répétition du terme, dans le titre, puis directement au début du premier vers.

Le poème débute par un cri, que souligne le point d’exclamation. Le rythme binaire, caractéristique des alexandrins et présent tout au long du poème, est rompu au dernier vers, pour être remplacé par un rythme ternaire : « où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard. »

Représentations de la fuite du temps

La fuite du temps est évoquée à travers des impressions sensibles, comme le mouvement des aiguilles et le bruit de l’horloge en marche, ce que Baudelaire traduit par la métaphore « la Seconde chuchote ».

On peut relever aussi le symbole de la clepsydre, forme ancienne de sablier et donc d’horloge, qui mesure la marche du temps en fonction de l’écoulement du sable dans le système. L’existence humaine fuit comme le temps, « chaque instant dévore un morceau du délice » (vers 7), de sorte que la vie apparaît comme rongée, morceau par morceau. 

La représentation de la fuite du temps est d’autant plus saisissante que Baudelaire utilise la personnification pour présenter le « Temps » comme « un joueur avide ». Ce procédé permet de préparer l’évocation d’un combat entre l’homme et le temps. Le poète a également recours à la prosopopée, lorsqu’il fait parler l’horloge, du vers 2 à la fin du poème. En d’autres termes, il donne la parole au temps.

*

Les différents procédés que nous venons d’examiner, et en particulier celui de la prosopopée, permettent d’interpeller le lecteur dans un discours saisissant qui vise à mettre en évidence la vanité de la vie. Baudelaire a choisi de transmettre un message philosophique par le biais de la poésie, en s’appuyant sur les sensations et les images.

II – Le combat de l’homme et du temps

Le poème décrit un affrontement épique. Il évoque le combat de l’homme contre le temps, présenté comme un monstre effrayant ou une divinité implacable. Nous avons vu que Baudelaire personnifie le temps. C’est pour le poète une manière de préparer à l’affrontement entre l’homme et le temps, qui apparaissent ici comme deux ennemis que rien ne peut réconcilier.

L’homme face au monstre

Le poème évoque en apparence une horloge, qui suggère une réflexion sur la fuite du temps et la fugacité de la vie. Mais le poète a intégré une dimension plus fantastique, en présentant l’existence comme un combat toujours répété, éternel, dans lequel l’être humain affronte la monstruosité du temps. Au vers 7, Baudelaire emploie le verbe « dévorer », comparant ainsi le temps à un ogre qui dévore les instants de vie.

Mais le temps peut aussi être compris comme un vampire, qui prélève la substance vitale. C’est ce que suggère l’image du vers 12 : « et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ». Sorte d’insecte prédateur, le temps est insatiable, ce que Baudelaire résume au vers 20 lorsqu’il affirme que « le gouffre a toujours soif ».  L’idée dominante est celle de l’engloutissement, évoquée par l’angoisse du gouffre et de la chute. 

En d’autres termes, Baudelaire associe les figures du vampire, de l’ogre et de l’abîme pour créer une figure de monstre angoissante, symbolisant la peur humaine de l’anéantissement. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la dimension magique du poème, avec ses incantations et ses vocables empruntés à différentes langues : « Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor ! », autant de formules destinées à conjurer le sort. 

Le combat de l’homme contre le divin

Sur le fond, affronter le monstre qu’est le temps, c’est combattre le divin, c’est affronter le dieu du temps, qui règne sur les règles de l’existence humaine. Le Temps personnifié est doté d’une puissance divine. Au vers 1, l’horloge est ainsi comparée à un « dieu sinistre ». Les symboles de son pouvoir sont le « doigt » avec lequel le temps « menace », ainsi que « la loi », au vers 18. 

La métaphore du doigt est suggérée par la similitude avec les aiguilles de l’horloge. Mais le poème s’inscrit aussi dans un réseau de références culturelles et spirituelles. Le divinité du temps évoquée par Baudelaire emprunte ses attributs au dieu de l’Ancien Testament, qui donne la vie par la puissance de son doigt, comme sur les fresques de Michel-Ange. C’est aussi la divinité sévère qui dicte à Moïse les tables de la Loi. 

Les aiguilles de l’horloge évoquent des flèches, qui « se planteront bientôt comme dans une cible » pour provoquer de « vibrantes douleurs ». Le temps provoque de profondes blessures. L’issue du combat relève du destin et ne peut être évitée, l’échéance est déjà fixée : « tantôt sonnera l’heure ».

Ce n’est qu’à la fin du poème que le dénouement annoncé intervient enfin : « Meurs… ». Le temps « gagne à tout coup », affirme le poète, d’autant que la loi est pour ainsi dire mathématique, comme l’indiquent les chiffres : « trois mille six cents fois par heure ».

Un poème aux accents philosophiques

Si la fuite du temps est l’un des thèmes les plus caractéristiques du Romantisme, dont Baudelaire est à plus d’un titre l’héritier, on note aussi dans « L’Horloge » des accents philosophiques, avec une réflexion sur la condition humaine et la fragilité de l’existence.

Il n’y a que peu de termes abstraits pour porter cette pensée, même si le poète présente différentes allégories, en opposant les « Douleurs » au « Plaisir », la « Vertu » au « Repentir ». Ce sont ces allégories qui confèrent au poème sa solennité.

Mais Baudelaire privilégie le vocabulaire concret et les images. Parfois, le lexique se fait familier, lorsqu’il s’agit par exemple de « pomper la vie avec une trompe immonde » ou de traiter l’homme de « vieux lâche ». 

La deuxième strophe fait référence au théâtre et au ballet, en évoquant « la sylphide » et « la coulisse ». Sur scène se déroule un spectacle fait de « plaisir vaporeux », voire inconsistant. La sylphide, génie aérien, finit par disparaître en « fuyant vers l’horizon ». On peut noter ici une influence baroque : cette période s’est largement penchée sur la fuite du temps et considérait la vie comme une illusion. La vie de l’homme se déroule comme sur une scène de théâtre. 

Les coulisses évoquées par le poème révèlent l’envers du décor. L’homme est semblable à l’acteur ou au danseur qui représente le spectacle de la vie avant de retourner au néant et à l’obscurité de la mort. « Mortel folâtre », il tend à perdre son temps de vie en divertissements et plaisirs. De par son insouciance, il ne peut réussir la transmutation alchimique et « extraire l’or » des « gangues ». Il manque ainsi à ses devoirs : c’est ce qu’explique le vers 22, qui compare la vertu à une « épouse encor vierge ».

Conclusion

Poème profondément pessimiste, dominé par la fatalité et la fuite du temps, « L’Horloge » évoque non seulement la dépression du poète, mais s’adresse aussi aux autres hommes. Baudelaire construit une allégorie saisissante de la condition humaine, en mêlant tragique et dérision.

L’horloge est le symbole du drame humain, caractérisé par une existence soumise à la fuite du temps. L’oubli dans les plaisirs n’est que passager, la souffrance est une certitude. Le poème renouvelle ainsi la thématique poétique de la fuite du temps, en l’inscrivant dans une dimension universelle. Le poème marque la victoire du spleen baudelairien sur l’idéal.

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