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Le soleil, Baudelaire : commentaire de texte

Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures
Les persiennes, abri des secrètes luxures,
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,
Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

Ce père nourricier, ennemi des chloroses,
Eveille dans les champs les vers comme les roses ;
Il fait s’évaporer les soucis vers le ciel,
Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.
C’est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles
Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,
Et commande aux moissons de croître et de mûrir
Dans le coeur immortel qui toujours veut fleurir !

Quand, ainsi qu’un poète, il descend dans les villes,
Il ennoblit le sort des choses les plus viles,
Et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets,
Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Le soleil

Introduction

Représentant du Modernisme, Baudelaire s’est fait connaître par son recueil Les Fleurs du Mal, paru en 1857. Son œuvre se caractérise par l’influence du Romantisme mais révèle aussi des aspects parnassiens et symbolistes. Dans nombre de ses poèmes, Baudelaire évoque le spleen, une forme particulière et intense du mal de vivre qui rappelle parfois la dépression. 

« Le Soleil » se situe dans la section des « Tableaux parisiens », un ajout de la deuxième édition des Fleurs du Mal, datant de 1861. Ce poème évoque la création poétique, inspirée à la fois par le cadre urbain et des paysages plus campagnards. Baudelaire y établit une correspondance entre le soleil et le poète, tout en célébrant le pouvoir de la poésie.

Comment le soleil symbolise-t-il à la fois la guérison et l’inspiration ? C’est ce que nous allons voir en nous penchant tout d’abord sur la structure du poème. Nous nous intéresserons ensuite à la métamorphose du réel avant d’analyser l’éloge du soleil.

I – Une structure ternaire conduisant à la correspondance entre le soleil et le poète

Baudelaire est connu pour avoir redonné ses lettres de noblesse à une forme poétique quelque peu passée de mode, le sonnet. Mais il aime aussi à créer des formes originales, en les adaptant à son propos. C’est le cas dans « Le Soleil », poème composé de deux huitains et d’un quatrain, avec des alexandrins s’enchaînant au fil des rimes plates.

Un mouvement ascendant

Le poème débute par une évocation de la ville que le soleil métamorphose, en s’insinuant même derrière « les persiennes » qui abritent « les secrètes luxures ». Le cadre humain, évoqué par le « faubourg » et les « masures », s’oppose à la campagne, suggérée par « les champs » et « les blés ». Baudelaire dresse un double paysage dans lequel il erre. Le soleil, qualifié de « cruel », s’insinue partout et « dans tous les coins ». Le premier huitain conclut sur l’importance du soleil, inspirateur « des vers depuis longtemps rêvés ». 

Le second huitain marque une gradation, puisque le soleil devient guérisseur de tous les maux, non seulement le spleen du poète, mais aussi ceux des autres gens. Ainsi, il « rajeunit les porteurs de béquilles », fait « croître et mûrir les moissons », rend le « coeur immortel ». Le troisième mouvement du poème correspond au quatrain final. Baudelaire y établit un parallélisme entre le soleil et le poète. Ce dernier est comparé au divin guérisseur. L’auteur met en évidence le pouvoir de la poésie

« Le Soleil » part donc d’une évocation de la ville et de la campagne baignées d’une lumière qui s’insinue partout pour s’en servir comme symbole de la création poétique. Le cadre réel sert de décor à la déambulation du poète. Le soleil vient frapper les vieilles pierres et les moissons pour transcender le réel et donner naissance à la magie du verbe poétique. Le mouvement d’ensemble du poème est donc ascendant. Le poète prend tout d’abord le temps, dans les huitains, d’évoquer le cadre de sa flânerie avant de cerner l’objet de son propos : la création poétique.

Un cheminement au soleil

La structure du poème suit le cheminement de Baudelaire. Sous l’effet du soleil et de la chaleur, il semble seul dans un décor baigné de lumière, comme le suggère l’image des habitants se livrant à leurs vices derrière les volets fermés (première strophe). La promenade est tout d’abord pénible et connotée négativement

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Le poète souffre de la chaleur lorsque « le soleil cruel frappe à traits redoublés ». Sans doute est-ce la raison de sa solitude, puisque les autres habitants se sont réfugiés à l’intérieur de leurs maisons. De même, Baudelaire se présente au vers 7 en train de trébucher sur les pavés, ce qui accentue l’impression de pénibilité. 

Le second huitain abandonne l’image du poète pour se concentrer sur le soleil. Le mouvement est ascensionnel, l’atmosphère bien plus positive et lumineuse. La dernière strophe rassemble les deux perspectives tissées dans les huitains. Désormais, le poète participe à la lumière solaire. « Le Soleil » est ainsi structuré autour d’une dualité qui évoque le spleen et l’Idéal, l’humeur sombre du poète et l’accomplissement de l’écriture.

*

Dans ce poème, Baudelaire crée une forme originale, qui conduit à la fusion de deux atmosphères opposées. Il développe un mouvement ternaire, ascensionnel, qui lui permet, par le biais de la lumière solaire et de la poésie, d’échapper à la dépression et au spleen.

II – Un réel sordide métamorphosé par le soleil

Dans de nombreux poèmes des Fleurs du Mal, Baudelaire constate le caractère sordide du réel, et plus particulièrement de la ville. C’est sur ce constat négatif que débute « Le Soleil ». Mais peu à peu, au fil de la promenade, alors que l’inspiration s’élève, le décor se métamorphose sous l’effet de la lumière. Le poème évoque une forme d’alchimie, qui transforme la fange du vice en œuvre d’art.

Un cadre déprimant

Les Fleurs du Mal évoquent souvent la ville de Paris. Dans ce poème, aucun lieu n’est précisément identifié. Néanmoins, on reconnaît un cadre urbain, caractérisé par « le vieux faubourg », au vers 1. Le cadre apparaît d’emblée comme sordide et délabré, ce que vient confirmer le terme de « masures », mis en valeur à la rime. On notera que le mot répond à celui de « luxure », au vers suivant.

Le délabrement architectural reflète le délabrement moral et le vice qui se cachent derrière les façades des maisons. Baudelaire imagine derrière les volets les jeux sexuels malsains des habitants. Le poème débute par une dynamique de dissimulation, une atmosphère de secret. C’est ce cadre doublement obscur (sur le plan architectural et moral) que vient transformer la lumière du soleil. 

Baudelaire établit d’ailleurs un parallélisme entre la ville et la campagne au vers 4. Que ce soient les espaces cultivés ou les espaces bâtis, tous ont besoin d’être touchés par les rayons du soleil pour connaître une transformation radicale. On notera le double parallélisme de construction, autour de la césure : « Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés ».

Le poète solitaire

Les sentiments du poète sont marqués par le cadre dans lequel il évolue. La ville semble déserte, le poète est « seul ».  Trois participes présents placés en début de vers soulignent son état d’esprit : « flairant, trébuchant, heurtant ». Les deux derniers verbes ont une connotation négative. La progression du poète est difficile, il rencontre dans le monde des hommes nombre d’embûches, il peine à écrire : « trébuchant sur les mots comme sur les pavés ». 

Mais la solitude peut être positive. C’est ce que laissent entendre nombre de poèmes des Fleurs du Mal. Dans « Le Soleil », le poète se distingue des autres habitants de la ville et des champs. Il marque sa singularité par l’utilisation du pronom personnel « je » au vers 5. Ce pronom se détache en début de vers. Dans une atmosphère figée par la chaleur et l’intensité du rayonnement, le poète est le seul être vivant, le seul à être en mouvement. 

L’écriture poétique est présentée de manière métaphorique comme une « fantasque escrime ». Il s’agit donc d’un combat que mène le poète contre la médiocrité et le vice, d’où la référence à l’escrime. L’écriture est une activité vivante et la marche est propice à l’inspiration. Le poète se voit lui-même comme un errant, qui va « flairant » non des déchets sordides, mais « les hasards de la rime ». Il parcourt la ville moderne, avec toutes ses laideurs, voire sa puanteur, comme un alchimiste qui transmute la boue en or.

*

Après une plongée hésitante dans la laideur de la ville et du réel, Baudelaire laisse éclater la lumière solaire. La structure du poème prend ainsi tout son sens. Le réel est prêt à être métamorphosé, à la fois par le soleil, mais aussi par la magie de l’écriture poétique. Au gré du chemin, quelque heurté qu’il soit, le promeneur poète recueille la perle rare, avec « parfois des vers longtemps rêvés » (vers 8). 

III – Eloge du soleil et du poète : les guérisseurs des maux de l’humanité

Le soleil apparaît à la fois intrusif et impitoyable dans le premier huitain. Dans la seconde strophe, à l’inverse, Baudelaire fait l’éloge de l’astre lumineux, pour le présenter comme un guérisseur des maux de l’humanité. La correspondance entre le soleil et le poète dans le quatrain final permet de suggérer le pouvoir de la poésie, antidote au spleen et à la souffrance. 

Le soleil divinisé

La seconde strophe débute par la personnification du soleil, « ce père nourricier ». On peut y voir une allusion à Dieu le père dans la Trinité chrétienne. Le soleil apparaît d’emblée comme un sauveur. C’est lui qui contribue à faire mûrir « les moissons », à remplir « les ruches de miel », à faire fleurir « les roses ». Il apporte l’énergie et un réveil bienfaisant après la pluie, en favorisant  l’évaporation (vers 11). Il contribue non seulement aux productions agricoles, mais aussi à la beauté du monde. En d’autres termes, il chasse l’obscurité facteur de vice que le poète soulignait dans la première strophe.

Le soleil a un effet bénéfique sur l’être humain. Il assure la santé et « rajeunit les porteurs de béquilles ». Rappelons que Baudelaire se présente souvent comme un infirme dans ses poèmes, par exemple dans « L’Albatros ».  Cette idée est rappelée à la strophe 3, lorsque le poète évoque « les hôpitaux ». Mais il n’y a pas que les malades ou les infirmes qui profitent de la lumière du soleil. Même les puissants, qui habitent les « palais », en ont besoin. Cette universalité des bienfaits du rayonnement solaire est affirmée dans le dernier vers du poème. Baudelaire conclut sur un parallélisme, souligné par un rythme de 6 + 6 : « dans tous les hôpitaux et dans tous les palais ».

La lumière solaire a surtout un impact sur l’humeur, elle rend les gens « gais et doux ». Le pouvoir du soleil est tel qu’il « commande » à la nature, ce qui le fait apparaître comme une divinité puissante. La strophe 2 associe constamment les bienfaits physiques et les bienfaits psychologiques. Baudelaire indique par exemple que le soleil « fait s’évaporer les soucis vers le ciel ». L’astre est facteur d’élévation spirituelle et de renouveau.

Le soleil et le poète

Le soleil donne la vie, il « éveille » les champs comme les êtres. Sa lumière est facteur d’immortalité (vers 16). Imperturbable, il brille sur la laideur (strophe 1) comme sur la beauté. Il inverse le cours du temps, transformant des infirmes en « jeunes filles ». A la strophe 2, le soleil divinisé est omniprésent et il est présenté comme sujet des verbes d’action. 

La strophe 3 introduit un parallélisme et une correspondance entre l’astre et le poète : « ainsi qu’un poète ». La course du soleil rejoint la marche de Baudelaire. Comme le poète, le soleil « descend dans les villes ». Le verbe « descendre » rappelle la laideur et la chute dans le vice qui caractérise pour Baudelaire le monde moderne et urbanisé. À cette déchéance de l’humanité, le poète oppose la noblesse de la lumière : le soleil « ennoblit le sort des choses les plus viles ». 

La notion de noblesse est reprise au vers suivant, avec le terme « roi ». Mais comme Baudelaire, ce roi est solitaire, « sans bruit et sans valets ». Si l’on applique à ce passage le principe des correspondances baudelairiennes, on comprend que le poète apporte la lumière au monde, il chasse la laideur par ses vers. Il le fait en tous lieux, comme l’indique le dernier vers du poème. Il transcende l’espace du vice et de la misère, évoqué par la rime « villes » et « viles ». Il synthétise et fusionne les contraires, le beau et le laid, la misère des « hôpitaux » et la richesse des « palais ».

Conclusion

Le soleil est d’abord présenté comme l’inspirateur du poète, un compagnon lumineux pour ses errances au cœur de la ville moderne. Guérisseur divin, l’astre contribue à la métamorphose du réel. En ce sens, il sert de modèle au poète, qui y puise l’inspiration pour transformer la laideur en beauté à l’aide de ses vers. 

Ce poème nous fait passer du dieu soleil au poète divinisé. Son mouvement est ascensionnel : Baudelaire est tout d’abord en proie à la dépression que lui inspire la ville, puis la lumière solaire vient tout transformer et l’aide à extraire l’or de la boue, à la manière d’un alchimiste.

En ce sens, « Le Soleil » se caractérise par un mouvement opposé à d’autres poèmes des Fleurs du Mal, dans lesquels c’est la dépression qui domine. On peut penser, en particulier, au poème « Spleen », où le poète s’incline devant le « drapeau noir ».

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