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Rimbaud, Première soirée : commentaire de texte

Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d’aise
Ses petits pieds si fins, si fins.

– Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, – mouche au rosier.

– Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s’égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.

Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! »
– La première audace permise,
Le rire feignait de punir !

– Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
– Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : « Oh ! c’est encor mieux !

Monsieur, j’ai deux mots à te dire… »
– Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D’un bon rire qui voulait bien…

– Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai, Première soirée

Introduction

Génie précoce, Arthur Rimbaud compose son premier recueil poétique à l’âge de 16 ans. En 1870, il confie un ensemble de vingt-deux poèmes à son ami Paul Demeny. Ces textes ne seront publiés qu’après la mort du poète, sous le titre de Cahiers de Douai. « Première soirée » est tiré de ce recueil, qui se distingue par une influence parnassienne marquée et une recherche de la virtuosité formelle. On sent dans ce poème l’humour satirique, marque de la révolte contre les conventions sociales.

Comment Rimbaud évoque-t-il ses premiers émois amoureux d’adolescent tout en prenant ses distances de la mièvrerie des sentiments ? C’est ce que nous verrons en nous attachant tout d’abord aux étapes de cette comédie amoureuse. Puis nous montrerons comment le poème oscille entre sensualité et dérision.

I – Les trois baisers : une comédie amoureuse en trois actes

“Première soirée” portait tout d’abord le titre de “Comédie en trois baisers”, ce qui nous donne plusieurs indices sur les objectifs du poète. Mais avant tout, le titre original du poème révèle sa structure sous-jacente et son principe de conception.

Structure du poème

Comme de nombreux poètes du XIXe siècle, Rimbaud s’inspire parfois des formes poétiques traditionnelles, mais il aime aussi à créer des formes nouvelles. Lorsqu’il s’appuie sur les strophes et la versification, c’est le plus souvent pour s’en servir comme d’un tremplin

Publié à l’origine dans la revue La Charge en 1870, “Première soirée” se compose de huit quatrains formés d’octosyllabes. L’emploi de plusieurs tirets en début ou à l’intérieur des strophes tend à déstructurer la forme poétique, en mettant en valeur les étapes successives de la soirée.

Le lecteur peut distinguer deux mouvements dans le poème : les strophes 1 à 3 sont centrées sur la tentation et les sens. Ils évoquent les préliminaires. Le titre du poème et l’adjectif “première” suggèrent une initiation à la relation amoureuse. La première partie du texte évoque la découverte de la sensualité.

Les strophes 4 à 8 sont quant à elles structurées autour des trois baisers évoqués par le titre initial du poème. La relation débute par un baiser sur les chevilles (strophe 4), se poursuit par un baiser sur les yeux (strophe 6) et s’achève par le baiser sur les seins (strophe 7). La dernière strophe reprend la première. La circularité du poème suggère l’intimité, l’étreinte, ou encore la répétition des soirées, une fois les premiers émois amoureux passés.

Un poème théâtral

Dans ce poème, Rimbaud choisit de mettre en scène ses premiers ébats amoureux et la découverte de la sensualité. Les tirets jouent dans ce contexte un rôle majeur. Le premier tiret, après le titre, marque un moment d’attente et de silence. Il n’introduit pas de dialogue, contrairement à sa fonction habituelle. Il attire l’attention, comme les trois coups avant le lever du rideau. 

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Ce dernier s’ouvre sur une scène où la jeune femme est figée dans une posture sensuelle, tandis que le poète brosse le décor, constitué par les “grands arbres” qui jettent “aux vitres leur feuillée”, la “grande chaise” et “le plancher”. L’ensemble est dépouillé, à l’image de la femme, “fort déshabillée”. Ce décor et cette scène sont répétés dans la dernière strophe, comme si les personnages de la comédie qui vient de se jouer retournaient à leur immobilité première.

Les premiers émois amoureux sont mis soigneusement en scène, ce qui permet à Rimbaud d’introduire une distance ironique. L’humour provient aussi de l’exagération des postures successives, soulignées par l’emploi du tiret. Ainsi, au vers 13, l’amant se jette aux pieds de la jeune femme dans un geste inspiré du Romantisme, avec une dévotion passionnelle. L’ensemble de l’évocation emprunte aussi aux scènes libertines du XVIIIe siècle.

*

Rimbaud évoque dans ce poème la sensualité d’une première rencontre amoureuse. La scène s’articule autour de trois baisers et s’inspire à la fois du Romantisme, du libertinage et du raffinement poétique du Parnasse.

II – Une scène empreinte de sensualité

L’ensemble de la scène se présente comme un tableau sensuel. La vue y joue un rôle central, avant que le toucher ne soit à son tour sollicité.

Importance de la vue

Le poème accorde une place centrale à la vision. La relation amoureuse débute par le regard. Ainsi, au premier vers, la jeune femme n’est pas présentée, mais désignée par le pronom personnel “elle”. Seule compte sa féminité. La scène débute par une contemplation de la nudité : “elle était fort déshabillée” ou encore “mi-nue, elle joignait les mains”. C’est tout naturellement qu’à la strophe suivante, le poète met en valeur le verbe “regarder” (“je regardai”), en le signalant à l’aide du tiret positionné en début de vers. 

La vue est associée à une forme de voyeurisme, comme le suggère la référence aux “arbres” personnifiés, qualifiés “d’indiscrets”. Le feuillage sert à isoler la chambre du monde extérieur en formant un rideau végétal sur la vitre et représente donc l’intimité. Pour autant, les arbres semblent être des intrus. Mais surtout, ces arbres sont synonymes de sensualité, puisque “feuillée” rime avec “déshabillée”.

Tout se passe comme si, par pudeur, le poète n’osait pas s’arrêter sur la vision de la femme dénudée. Son regard glisse alors vers la fenêtre et c’est le feuillage qui est métaphoriquement accusé d’indiscrétion et de malice (“malinement”).

La répétition de “tout près” suggère le désir et la volonté de se rapprocher, pour expérimenter un autre contact que celui qui s’est établi par la vue, à distance. La strophe 3 reprend des éléments visuels, supports se la sensualité : un “petit rayon […] couleur de cire” et le “sein” de la femme, comparé au “rosier”. On notera que les jeux de lumière, en particulier le “petit rayon”, contribuent à sublimer la vision du poète. L’atmosphère paraît électrique, comme le suggèrent les verbes “frissonnaient” et “papillonner”, qui évoquent l’énergie du désir et l’émotion.

Corps et sensualité

Plusieurs éléments du corps féminin sont cités successivement. Dans la première strophe, c’est une vision d’ensemble de la femme en partie dévêtue qui domine. La strophe deux introduit deux gros plans, tout d’abord sur les mains, croisées comme pour une prière. La jeune femme donne l’impression de résister. L’attitude se veut mièvre, pour suggérer le jeu de la résistance factice et des apparences. Une allitération en “m”, dans “ma grande chaise”, “mi-nue” et “mains”, souligne la sensualité du moment et moment un baiser.

Les pieds constituent le second élément physique. Leur agitation frénétique vient contredire les mains croisées et la résistance de la femme, en suggérant l’excitation. Rimbaud reprend ici un cliché du blason, en ironisant sur les pieds “si fins, si fins”. On observe une allitération en “s” et en “p”, comme pour évoquer les paroles mièvres des amoureux : “sur le plancher frissonnaient d’aise / Ses petits pieds si fins, si fins.”

“Papillon”, “mouche”, “rose” : autant de métaphores convenues, qui permettent au poète de prendre ses distances par rapport aux images poétiques traditionnelles. Les trois éléments du corps féminin, les pieds, les lèvres  (vers 11) et la poitrine (vers 12) peuvent être mis en parallèle avec les trois baisers dont nous avons vu qu’ils structurent le poème.

*

Le poète s’appuie sur la tradition poétique et les images attendues pour suggérer les émois de l’amour naissant. L’amant passe de la contemplation au rapprochement physique progressif. Le poème oscille entre exploration naïve des désirs et prise de recul ironique face à ce qui apparaît autant comme une comédie qu’une expérience authentique.

III – De l’émotion à l’autodérision

“Première soirée” est un poème ambivalent. L’attrait pour la sensualité est réel, mais tout se passe comme si les amants imitaient les codes du monde adulte et s’ils étaient en fait en porte-à-faux avec l’expérience qu’ils vivent. C’est certainement la raison pour laquelle Rimbaud avait évoqué la comédie dans son premier titre.

Des attitudes convenues et caricaturales

Les adolescents semblent jouer une pièce de théâtre, dans laquelle ils tiennent chacun, tant bien que mal, leur rôle. L’ensemble de la scène rappelle aussi les jeux de l’enfance et l’imitation des adultes. On peut relever des gestes brusques et passionnés, une fausse résistance, des métaphores et des figures qui relèvent du cliché. 

Lors du premier baiser, on note l’oxymore “un doux rire brutal”, qui indique que la jeune femme peine à adapter son attitude à la situation. Le rire est forcé, comme gêné. Elle laisse entendre de “claires trilles” que l’amant compare de manière peu originale à “un joli rire de cristal”. Le jeu amoureux se développe au fil d’oppositions, entre permission et refus, comme l’indique le verbe “punir”. On relève le verbe “feignait”, qui montre qu’il s’agit d’une comédie amoureuse.

Le poète participe volontiers à cette comédie, mais il s’en distancie, par exemple lorsqu’il qualifie de “mièvre” l’expression de sa compagne ou lorsqu’il souligne l’intensité du désir féminin, à travers le verbe “jeta”, l’interjection “oh” ou les points de suspension (“c’est encore mieux…)” qui expriment l’abandon de la femme au plaisir.

La fonction du rire

La seconde partie du poème est dominée par le rire de la femme. Nous avons vu que celui-ci pouvait paraître forcé et qu’il cachait peut-être une forme de gêne. Le rire se présente aussi comme une fausse punition, à travers la dérision qu’il introduit. Mais le rire exprime également l’acceptation de la relation : “d’un bon rire qui voulait bien”. 

La femme se moque-t-elle de l’inexpérience de son jeune amant ? C’est probable. Mais l’ironie de Rimbaud lui répond, en introduisant la dérision. Le poète se moque autant de lui-même que de la comédie que lui joue sa compagne. On peut observer la dissonance entre le vouvoiement et le tutoiement au vers 25 : “Monsieur, j’ai deux mots à te dire…” L’ensemble de la scène devient cocasse, d’autant que l’amant se jette sur sa compagne, cédant au désir charnel. A noter que “je lui jetai le reste” répond à “elle jeta sa tête” à la strophe précédente.

A la parole succède le “rire”, symbole du plaisir et de la consommation de la relation amoureuse. L’ensemble évoque bien une comédie, légère, plaisante. La dernière strophe, qui reprend la première, donne au poème l’apparence d’une ritournelle. Elle vient jeter un voile pudique sur la relation des deux amants. 

Conclusion

Ce poème circulaire fait passer l’amant de la contemplation de la femme au rapprochement physique. La relation se développe en trois étapes qui correspondent aux trois baisers. Rimbaud évoque la découverte des émois amoureux de l’adolescence et l’expérience de la sensualité dans un poème volontiers ambivalent, qui hésite entre élan fougueux et recul ironique face à la niaiserie de la situation.

Le poète emploie nombre d’images poétiques convenues, voire attendues, qui contribuent à l’autodérision. L’écriture lui permet de prendre ses distances avec l’expérience vécue. L’ensemble du poème déborde néanmoins de joie et d’énergie juvéniles. On peut rapprocher “Première soirée” d’autres poèmes du recueil, qui évoquent eux aussi les premiers émois amoureux de l’auteur, par exemple “Au Cabaret-vert” ou “Rêvé pour l’hiver”.

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