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Citations sur le des - Page 6
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Elle a toujours eu honte de l'amour. ils n'avaient pas de caresses ni de gestes tendres l'un pour l'autre. devant moi, il l'embrassait d'un coup de tête brusque, comme par obligation, sur la joue. Il lui disait souvent des choses ordinaires mais en la regardant fixement, elle baissait les yeux et s'empêchait de rire, j'ai compris qu'il lui faisait des allusions sexuelles.
Annie Ernaux — La place -
Naïveté de ma mère, elle croyait que le savoir et un bon métier me prémuniraient contre tout, y compris le pouvoir des hommes.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Moins on a d’argent et plus les courses réclament un calcul minutieux, sans faille. Plus de temps. Faire la liste du nécessaire. Cocher sur le catalogue des promos les meilleures affaires. C’est un travail économique incompté, obsédant, qui occupe entièrement des milliers de femmes et d’hommes.
Annie Ernaux — Regarde les lumières, mon amour -
J'ai quatre ans, il m'apprend à enfiler mon manteau en retenant les manches de mon pull-over entre mes poings pour qu'elles ne boulichonnent pas en haut des bras. Rien que des images de douceur et de sollicitude. Chefs de famille sans réplique, grandes gueules domestiques, héros de la guerre ou du travail, je vous ignore, j'ai été la fille de cet homme-là.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Le Président de la République a parlé à la télévision dimanche. Plusieurs fois il a dit "beaucoup de petites gens" (pensent ceci, souffrent de cela, etc), comme si ces gens qu'il qualifie ainsi ne l'écoutaient ni le regardaient, puisqu'il est inouï de laisser entendre à une catégorie de citoyens qu'ils sont des inférieurs, encore plus inouï qu'ils acceptent d'être traités ainsi. Cela signifiait aussi qu'il appartenait, lui, "aux grandes gens".
Annie Ernaux — Journal du dehors -
Je n'ai pas souvenir que le pensionnat ait jamais encouragé à lire. A cette époque [début des années 50], l'enseignement catholique voyait dans les livres - et plus encore dans les magazines - un danger potentiel, la source de toutes les dérives morales. Les livres qu'on recevait le jour de la distribution des prix étaient tout sauf attrayants, voire lisibles, la notion de plaisir en était rigoureusement exclue, et pourtant je faisais un effort pour lire 'L'histoire du duc d'Aumale' ou 'Le maréchal Lyautey' ! (p. 23)
Annie Ernaux — Retour à Yvetot -
Les filles comme moi gâchaient la journée des médecins. Sans argent et sans relations - sinon elles ne seraient pas venues échouer à l'aveuglette chez eux -, elles les obligeaient à se rappeler la loi qui pouvait les envoyer en prison et leur interdire d'exercer pour toujours. Ils n'osaient pas dire la vérité, qu'ils n'allaient pas risquer de tout perdre pour les beaux yeux d'une demoiselle assez stupide pour se faire mettre en cloque. À moins qu'ils n'aient sincèrement préféré mourir plutôt que d'enfreindre une loi qui laissait mourir des femmes. Mais tous devaient penser que, même si on les empêchait d'avorter, elles trouveraient bien un moyen. En face d'une carrière brisée, une aiguille à tricoter dans le vagin ne pesait pas lourd.
Annie Ernaux — L'événement -
Au sortir de la guerre, dans la table sans fin des jours de fête, au milieu des rires et des exclamations, on prendra bien le temps de mourir, allez ! La mémoire des autres nous plaçait dans le monde.
Annie Ernaux — Les années -
Au souper, il fallait nous arracher les mots de la bouche, on laissait de la nourriture, s'attirant le reproche "si tu avais eu faim pendant la guerre tu serais moins difficile". Aux désirs qui nous agitaient était opposée la sagesse des limites, "tu demandes trop à la vie".
Annie Ernaux — Les années -
On finit par ne plus comparer sa vie à celle qu'on avait voulue mais à celle des autres femmes. Jamais à celle des hommes, quelle idée.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Trois cent soixante-cinq repas multipliés par deux, neuf cents fois la poêle, les casseroles sur le gaz, des milliers d'oeufs à casser, de tranches de barbaque à retourner, de packs de lait à vider. Toutes les femmes, le travail naturel de la femme. Avoir une profession, comme lui, bientôt, ne m'y fera pas échapper, au frichti. Quelle tâche un homme est-il obligé de se coltiner, tous les jours, deux fois par jour, simplement parce qu'il est homme.
Annie Ernaux — La femme gelée -
La honte ne cessait pas de menacer les filles. Leur façon de s'habiller et de se maquiller, toujours guettée par le trop: court, long, décolleté, étroit, voyant, etc., la hauteur de leurs talons, leurs fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d'elles était l'objet d'une surveillance généralisé de la société. A celles qui étaient obligées de quitter le giron familial, elle fournissait la Maison de la Jeune Fille, la cité universitaire séparée de celle des garçons, pour les protéger des hommes et du vice. Rien, ni l'intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant que la réputation sexuelle d'une fille, c'est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage, dont les mères, à l'instar de leurs mères à elles, se faisaient les gardiennes : si tu couches avant d'ètre mariée, personne ne voudra plus de toi - sous- entendu, sauf un autre rebut du marché côté masculin, un infirme ou un malade, ou pire, un divorcé. La fille mère ne valait plus rien, n'avait rien à espérer, sinon l'abnégation d'un homme qui accepterait de la recueillir avec le produit de la faute. Jusqu'au mariage, les histoires d'amour se déroulaient sous le regard et le jugement des autres.
Annie Ernaux — Les années -
La forme de son livre ne peut donc surgir que d'une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l'époque, l'année, plus ou moins certaine, dans laquelle elles se situent - les raccorder de proche en proche à d'autres, s'efforcer de réentendre les paroles des gens, les commentaires sur les évènements et les objets, prélevés dans la masse des discours flottants, cette rumeur qui apporte sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être, penser, croire, craindre, espérer. Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s'en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d'il y a si longtemps à aujourd'hui - pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l'Histoire.
Annie Ernaux — Écrire la vie -
A partir de quand, lorsqu'on n'a plus de domicile ni de travail, le regard des autres ne nous empêche plus de faire des choses naturelles mais déplacées au-dehors dans notre culture. Par quoi commence l'indifférence à un "savoir-vivre" appris enfant à l'école, à la table familiale, quand l'avenir était un grand rêve le soir en s'endormant.
Annie Ernaux — Journal du dehors -
Sortant d'Auchan, un très vieil homme plié en deux, flottant dans un imperméable, avance tout doucement avec une canne en traînant des chaussures avachies. Sa tête tombe sur la poitrine, je ne vois que son cou. De la main libre, il tient un cabas hors d'âge. Il m'émeut comme un scarabée admirable venu braver les dangers d'un territoire étranger pour rapporter sa nourriture.
Annie Ernaux — Regarde les lumières, mon amour -
fait partie de ces femmes, jamais rencontrées, mortes ou vivantes, réelles ou non, avec qui, malgré toutes les différences, je me sens quelque chose de commun. Elles forment en moi une chaîne invisible où se côtoient des artistes, des écrivaines, des héroïnes de roman et des femmes de mon enfance. J’ai l’impression que mon histoire est en elles. (Gallimard, p.40)
Annie Ernaux — L'événement -
Il avait faim. Quelle sensation ça fait de s’étaler la serviette sur les genoux et de voir arriver des nourritures qu’on n’a pas décidées, préparées, touillées, surveillées, des nourritures toutes neuves, dont on n’a pas reniflé toutes les étapes de la métamorphose. Je l’ai oublié. Bien sûr, le restaurant parfois, rare, il faut prendre une baby-sitting, et c’est de l’extraordinaire, des plats avec parfum de fric et je-te-sors-ce-soir-ma-jolie. Pas sa fête à lui, biquotidienne, tranquille, pas besoin de remercier, chic du céleri rémoulade, le bifteck saignant, les pommes de terre sautées fondantes dans le caquelon. Quand je me sers des pommes de terre en face de lui, ça fait une demi-heure que je les respire, les pré-mâche presque, toujours à goûter, la quantité de sel, le degré de cuisson, à couper l’appétit, le vrai, celui qui est désir et salive. Mais, lui, qu’il mange au moins, qu’il paie mes efforts, intraitable déjà, qu’il nettoie les plats, les restes me font horreur, comme une peine perdue, du gâchis d’énergie, et puis traîner dans le frigo un passé de nourriture qu’il faudra regoûter, resservir, maquiller, j’en ai mal au cœur d’avance (page 164 folio).
Annie Ernaux — La femme gelée -
J'essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. Cette façon d'écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m'aide à sortir de la solitude et de l'obscurité du souvenir individuel, par la découverte d'une signification plus générale. Mais je pense que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner de sens.
Annie Ernaux — Une Femme -
L'enjeu, c'était vraiment de saisir cette évolution du monde qui en cinquante ans a basculé de façon extraordinaire pour les hommes et les femmes de ma génération. Le mode de vie du début des années 1950 ressemble beaucoup à celui de mes parents, et même de mes grands-parents. On vivait encore d'une certaine façon dans l'avant-guerre. Si l'on compare les villes, l'intérieur des maisons, la différence est certainement plus grande entre 1950 et 2000 qu'entre 1850 et 1950. Le changement n'est pas dans les choses seulement, il est dans la manière de penser, dans le langage. La vision de l'avenir elle-même s'est modifiée.
Annie Ernaux — Le vrai lieu -
Clinique de Pontoise ... J'ai longtemps vu traîner un Madame Figaro ou figurait sur la couverture une fille aux seins nus sous une robe en voile. Il y avait écrit en gros caractères OSEZ LA TRANSPARENCE ! En France, 11 % des femmes ont été, sont atteintes d'un cancer du sein. Plus de trois millions de femmes. Trois millions de seins couturés, scannérisés, marqués de dessins rouges et bleus, irradiés, reconstruits, cachés sous les chemisiers et les tee-shirts, invisibles. Il faudra bien oser les montrer un jour, en effet.
Annie Ernaux — L'usage de la photo -
Comment définir cette entreprise d’écriture commencée il y a quatre décennies ? Écrire est un présent et un futur, non un passé… Quel titre – qu’on me réclamait – pour la qualifier ? Brusquement, m’est venu, comme une évidence : écrire la vie ! Non pas ma vie, ni la vie, ni même une vie. La vie avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil.
Annie Ernaux — Écrire la vie -
J’avais conscience qu’envers ce jeune homme, qui était dans la première fois des choses cela impliquait une forme de cruauté. Invariablement, à ses projets d’avenir, je répondais : »Le présent suffit », ne disant jamais que le présent n’était pour moi qu’un passé dupliqué. Mais la duplicité, dont il avait l’habitude de m’accuser dans ses accès de jalousie, ne se situait pas, contrairement à ce qu’il imaginait, dans les désirs que j’aurais pu avoir pour d’autres que lui, ni même, comme il en était persuadé, dans le souvenir de mes amants. Elle était inhérente à sa présence à lui dans ma vie, qu’il avait transformé en un étrange et continuel palimpseste.
Annie Ernaux — Le jeune homme -
La file d’attente dans laquelle je suis aboutit à deux caisses. À un moment, il convient de choisir entre les deux caissières qui usinent dos à dos. De procéder à un calcul subtil combinant la vitesse supposée de chacune des caissières et le nombre d’articles du client devant soi.
Annie Ernaux — Regarde les lumières, mon amour -
Mardi 22 octobre J'ai arrêté mon journal. Comme chaque fois que je cesse de consigner le présent, j'ai l'impression de me retirer du mouvement du monde, de renoncer non seulement à dire mon époque mais à la voir. Parce que voir pour écrire, c 'est voir autrement. C'est -distinguer- des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d'existence. (p.71)
Annie Ernaux — Regarde les lumières, mon amour -
Le reste du livre, ensuite, redevenait ce que toute activité a été pour moi pendant une année, un moyen d'user le temps entre deux rencontres. ~~~ Quand il aurait mis son veston, tout serait fini. Je n'étais plus que du temps passant à travers moi. ~~~~~ Je tombais dans un demi-sommeil où j'avais la sensation de dormir dans son corps à lui. ~~~ Je ne connaissais que la présence ou l'absence. J'accumule seulement les signes d'une passion, oscillant sans cesse entre "toujours" et "un jour"... ~~~~~ Au contraire, j'étais heureuse d'être unie à lui dans un début d'abjection. ~~~ J'avais le privilège de vivre depuis le début, constamment, en toute conscience, ce qu'on finit toujours par découvrir dans la stupeur et le désarroi : l'homme qu'on aime est un étranger. ~~~~~ j'entrais dans une rêverie de A. A la seconde juste où je tombais dans cet état, il se produisait dans ma tête un spasme de bonheur. J'avais l'impression de m'abandonner à un plaisir physique, comme si le cerveau, sous l'afflux répété des mêmes souvenirs, pouvait jouir, qu'il soit un organe sexuel pareil aux autres. ~~~ Tout était manque sans fin, sauf le moment où nous étions ensemble à faire l'amour. Et encore, j'avais la hantise du moment qui suivrait, où il serait reparti. Je vivais le plaisir comme une future douleur. ~~~~~ Le temps de l'écriture n'a rien à voir avec celui de la passion ~~~ Pourtant, c'est ce retour, irréel, presque inexistant, qui donne à ma passion tout son sens, qui est de ne pas en avoir, d'avoir été pendant deux ans la réalité la plus violente qui soit et la moins explicable. ~~~ A son insu, il m'a reliée davantage au monde. ~~~~~ Une sorte de don reversé.
Annie Ernaux — Passion simple -
Mais les signes de ce qui m'attendait réellement, je les ai tous négligés. Je travaille mon diplôme sur le surréalisme à la bibliothèque de Rouen, je sors, je traverse le square Verdrel, il fait doux, les cygnes du bassin ont reparu, et d'un seul coup j'ai conscience que je suis en train de vivre peut-être mes dernières semaines de fille seule, libre d'aller où je veux, de ne pas manger ce midi, de travailler dans ma chambre sans être dérangée. Je vais perdre définitivement la solitude. Peut-on s'isoler facilement dans un petit meublé, à deux. Et il voudra manger ses deux repas par jour. Toutes sortes d'images me traversent. Une vie pas drôle finalement. Mais je refoule, j'ai honte, ce sont des idées de fille unique, égocentrique, soucieuse de sa petite personne, mal élevée au fond. Un jour, il a du travail, il est fatigué, si on mangeait dans la chambre au lieu d'aller au restau. Six heures du soir cours Victor-Hugo, des femmes se précipitent aux Docks, en face du Montaigne, prennent ci et ça sans hésitation, comme si elles avaient dans la tête toute la programmation du repas de ce soir, de demain peut-être, pour quatre personnes ou plus aux goûts différents. Comment font-elles ? [...] Je n'y arriverai jamais. Je n'en veux pas de cette vie rythmée par les achats, la cuisine. Pourquoi n'est-il pas venu avec moi au supermarché. J'ai fini par acheter des quiches lorraines, du fromage, des poires. Il était en train d'écouter de la musique. Il a tout déballé avec un plaisir de gamin. Les poires étaient blettes au coeur, "tu t'es fait entuber". Je le hais. Je ne me marierai pas. Le lendemain, nous sommes retournés au restau universitaire, j'ai oublié. Toutes les craintes, les pressentiments, je les ai étouffés. Sublimés. D'accord, quand on vivra ensemble, je n'aurai plus autant de liberté, de loisirs, il y aura des courses, de la cuisine, du ménage, un peu. Et alors, tu renâcles petit cheval tu n'es pas courageuse, des tas de filles réussissent à tout "concilier", sourire aux lèvres, n'en font pas un drame comme toi. Au contraire, elles existent vraiment. Je me persuade qu'en me mariant je serai libérée de ce moi qui tourne en rond, se pose des questions, un moi inutile. Que j'atteindrai l'équilibre. L'homme, l'épaule solide, anti-métaphysique, dissipateur d'idées tourmentantes, qu'elle se marie donc ça la calmera, tes boutons même disparaîtront, je ris forcément, obscurément j'y crois. Mariage, "accomplissement", je marche. Quelquefois je songe qu'il est égoïste et qu'il ne s'intéresse guère à ce que je fais, moi je lis ses livres de sociologie, jamais il n'ouvre les miens, Breton ou Aragon. Alors la sagesse des femmes vient à mon secours : "Tous les hommes sont égoïstes." Mais aussi les principes moraux : "Accepter l'autre dans son altérité", tous les langages peuvent se rejoindre quand on veut.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Les photos, elles, me fascinent, elles sont tellement le temps à l'état pur. Je pourrais rester des heures devant une photo, comme devant une énigme. (p.41)
Annie Ernaux — L'Ecriture comme un couteau -
Déjouer constamment le regard critique des autres, par la politesse, l'absence d'opinion, une attention minutieuse aux humeurs qui risquent de vous atteindre.
Annie Ernaux — La place -
Les dimanches après-midi où il bruinait, nous restions sous la couette, finissant par nous endormir ou somnoler. De la rue silencieuse s’élevaient les voix de rares passants, souvent des étrangers d’un foyer d’accueil voisin. Je me re-sentais alors, à Y., enfant, quand je lisais près de ma mère endormie de fatigue, tout habillée sur son lit, le dimanche après manger, le commerce fermé. Je n’avais plus d’âge et je dérivais d’un temps à un autre dans une semi-conscience
Annie Ernaux — Le jeune homme -
Seuls les faits montrés à la télé accédaient à la réalité. Tout le monde avait un poste en couleur. Les vieux l’allumaient le midi au début des émissions et s’endormaient le soir devant l’écran fixe de la mire. En hiver les gens pieux n’avaient qu’à regarder Le Jour du Seigneur pour avoir la messe à domicile. Les femmes à la maison repassaient en regardant le feuilleton sur la première chaîne ou Aujourd’hui madame sur la deuxième. Les mères tenaient les enfants tranquilles avec Les Visiteurs du mercredi et Le Monde merveilleux de Walt Disney. Pour tous la télé était la mise à disposition immédiate et peu coûteuse de la distraction, pour les épouses la tranquillité de garder leur mari à côté d’elle devant Sport Dimanche. Elle nous entourait d’une constante et impalpable sollicitude, qui flottait sur les visages souriants et unanimement compréhensifs des amateurs (Jacques Martin et Stéphane Collaro), leur mine bonhomme (Bernard Pivot, Alain Decaux). Elle nous unissait de plus en plus dans les mêmes curiosités, peurs et satisfactions, est-ce qu’on allait retrouver l’odieux meurtrier du petit Philippe Bertrand, le baron Empain, attraper Mesrine, est-ce que l’ayatollah Khomeiny regagnerait l’Iran. Elle nous donnait un pouvoir de citation sans cesse renouvelé des événements et des faits divers. Elle fournissait des informations médicales, historiques, géographiques, animalières, etc. le savoir commun s’élargissait, un savoir heureux et sans conséquence dont, à la différence de l’école, on n’avait pas à rendre compte ailleurs que dans la conversation, précédé de ils ont dit ou ils ont montré à la télé, à prendre au choix comme une marque de distance vis-à-vis de la source ou une preuve de vérité.
Annie Ernaux — Les années -
C'était un homme dur, personne n'osait lui chercher des noises. Sa femme ne riait pas tous les jours. Cette méchanceté était son ressort vital, sa force pour résister à la misère et croire qu'il était un homme. Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu'un de la famille plongé dans un livre ou un journal.Il n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire et à écrire. Compter, il savait.
Annie Ernaux — La place -
On ne parle jamais de ça, de la honte, des humiliations, on les oublie pas les phrases perfides en plein dans la gueule, surtout quand on est gosse.
Annie Ernaux — Les armoires vides -
La reconnaissance, ce sont les gens qui me disent que mes livres leur ont été utiles, parce qu'ils s'y sont reconnus. L'essentiel c'est que les livres durent et circulent, qu'ils se propagent dans la tête des gens et finissent par changer, aussi peu que ce soit, la manière de penser , les mentalités.
Annie Ernaux -
Les enfants avaient toujours des vers. Pour les chasser, on cousait à l'intérieur de la chemise, près du nombril, une petite bourse remplie d'ail. L'hiver, du coton dans les oreilles. Quand je lis Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu'ils évoquent le temps où mon père était enfant. Son cadre à lui c'est le Moyen Âge.
Annie Ernaux — La place -
Elle désirait apprendre: les règles du savoir-vivre, ce qui se fait, les nouveautés, les noms des grands écrivains, les films sortant sur les écrans, les noms des fleurs dans le jardin. Elle écoutait avec attention tous les gens qui parlaient de ce qu'elle ignorait, par curiosité, par envie de montrer qu'elle était ouverte aux connaissances. S'élever, pour elle, c'était d'abord apprendre (elle disait,"il faut meubler son esprit") et rien n'était plus beau que le savoir. Les livres étaient les seules objets qu'elle manipulait avec précaution. Elle se lavait les mains avant de les toucher.
Annie Ernaux — Une Femme -
À la différence du temps de mes dix-huit, vingt-cinq ans, où j’étais complètement dans ce qui m’arrivait, sans passé ni avenir, à Rouen, avec A., j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse.
Annie Ernaux — Le jeune homme -
Il n'était pas possible que ma vie, rue Clopart, ne soit pas l'envers d'une autre, une épreuve infligée par des puissances mystérieuses, pas par le dieu de la messe, entouré de ses statues trop connues et qui ne parle que du péché, du ciel et de l'enfer. Les livres, eux, ne me reprochent rien, la vie claire et transparente de mes héroïnes ne me ramène pas à mes vols de nougat dans la boutique odorante, aux jupes soulevées devant la glace, aux moqueries lancées à quelque vieux soûlot. Ils dessinent au contraire les contours flous d'une Denise Lesur telle que je la voudrais, telle que je la vivais dans ma tête quand tout était calme.
Annie Ernaux — Les armoires vides -
Après, il ne nous a plus vus que de loin en loin. On habitait une ville touristique des Alpes, où mon mari avait un poste administratif. On tendait les murs de toile de jute, on offrait du whisky à l'apéritif, on écoutait le panorama de musique ancienne à la radio. Trois mots de politesse à la concierge. J'ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor. Ma mère écrivait, vous pourriez venir vous reposer à la maison, n'osant pas dire de venir les voir pour eux-mêmes. J'y allais seule, taisant les vraies raisons de l'indifférence de leur gendre, raisons indicibles, entre lui et moi, et que j'ai admises comme allant de soi. Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment " ironique ", aurait-il pu se plaire en compagnie de " braves gens ", dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compensait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle. Dans sa famille, par exemple, si l'on cassait un verre, quelqu'un s'écriait aussitôt, « n'y touchez pas, il est brisé ! » (vers de Sully Prud'homme).
Annie Ernaux — La place -
Dire " SDF", c'est désigner une espèce sans sexe, qui porte des sacs et des vêtements défraîchis, dont les pas ne vont nulle part, sans passé ni avenir. C'est dire qu'ils ne font plus partie des gens normaux.
Annie Ernaux — La vie extérieure -
Comment sommes-nous présents dans l’existence des autres, leur mémoire, leurs façons d’être, leurs actes même ? Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne.
Annie Ernaux — Mémoire de fille