On ne prend pas les mouches avec du vinaigre
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Fermez les yeux et vous y êtes : c’est l’été, l’air est délicieux, le déjeuner sur l’herbe se termine, une douce quiétude vous gagne… Mais voilà que, vous interdisant tout mol abandon postprandial, ça bourdonne et ça zonzonne autour de vous en une danse incessante, avant de venir se poser effrontément dans votre assiette, sur les restes de votre délicieuse pêche bien mûre. La guerre est déclarée !
Pour triompher des mouches, dont Homère soulignait déjà dans le chant XVII de L’Iliade l’audace opiniâtre, bien conscient qu’« On ne prend pas les mouches avec du vinaigre », vous fabriquez alors un piège avec un épais sirop de fruit, où les diptères viennent aussitôt s’engluer.
Définition du proverbe « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre »
Alors oui, rien ne vous empêche de prendre la formule « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre » au pied de la lettre, comme un adage vous enseignant avec bon sens le moyen de vous débarrasser de ces insectes importuns qui gâchent vos pique-niques.
Mais vous pouvez aussi vous fier à l’avis que donnait déjà, à l’article « mouche », le Dictionnaire de Trévoux, en 1771, vous assurant que les expressions proverbiales à base de mouche « sont figurées ».
On serait donc enfin en présence d’un proverbe imagé sans chien, ni chat, ni animaux de ferme ! Des mouches, ça change, non ?
On est d’ailleurs là au cœur du processus parémiologique : à partir d’un fait éthologique que tout le monde a déjà observé (les mouches sont attirées par ce qui est sucré), est élaborée une loi sans appel, introduite par le pronom indéfini « on » qui s’applique à tout un chacun, et dont le verbe au présent n’a pas une valeur temporelle mais gnomique, qui énonce une vérité générale (on ne prend pas…).
Traduit du langage métaphorique, « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre » signifie que si l’on veut « attraper » quelqu’un, le gagner à sa cause, le convaincre, le séduire ou l’enjôler, il ne faut pas avoir recours à la manière forte, rude, acide, mais aux propos mielleux et à la douceur qui ne risqueront pas de rebuter votre proie, laquelle, comme les mouches viennent se précipiter d’elles-mêmes dans le piège sucré, vous accordera alors spontanément ce que vous attendez d’elle !
Le proverbe dispense par conséquent un enseignement social d’importance : pour gagner la confiance de son interlocuteur, il ne faut pas lui faire violence mais au contraire le caresser dans le sens du poil.
Un autre proverbe, né au XVIIe siècle de la morale donnée par La Fontaine à sa fable Phébus et Borée (VI, 3), dit exactement la même chose, mais sans passer par la métaphore de la mouche, de façon directe : « Plus fait douceur que violence ».
Recourant aux éléments naturels personnifiés par des divinités, la fable montre que Phébus, le soleil, réussit par la caresse de ses rayons à faire tomber l’épais manteau que le rude vent du nord, Borée, en se déchaînant de toutes ses forces, n’avait pas même réussi à entrouvrir !
Qu’à la gageure on avait mis,
Jean de La Fontaine, Fables, Phébus et Borée
Le soleil dissipe la nue,
Récrée et puis pénètre enfin le cavalier,
Sous son balandras fait qu’il sue,
Le contraint à s’en dépouiller:
Encor n’usa-t-il pas de toute sa puissance.
Plus fait douceur que violence.
Origine et évolution du proverbe
Origine et évolution du proverbe dans le Dictionnaire de l’Académie française
On a remonté la piste du proverbe « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre » jusqu’à la deuxième édition du Dictionnaire de l’Académie française, en 1718 :
On dit prov. qu’On prend plus de mouches avec le sucre qu’avec le vinaigre, pour dire, qu’On gagne plus de gens par la douceur que par la dureté & la rigueur.
Dictionnaire de l’Académie française, deuxième édition, 1718
Dans l’édition suivante, en 1740, le miel prend la place du sucre : « On prend plus de mouches avec le miel qu’avec le vinaigre ».
Il faut attendre l’édition de 1798 pour voir apparaître l’article partitif « du » à la place de l’article défini : « On prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre ».
Et c’est seulement en 1935 qu’on enregistre la forme qu’on connaît aujourd’hui, dont sucre et miel sont absents : « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre ».
Lexicographes et biologistes
Les grands lexicographes du XIXe apportent également leur éclairage du proverbe : « On prend, on attrape plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre », «… avec une cuillerée de miel qu’avec cent tonneaux de vinaigre », note Le Grand Larousse universel, en 1866.
Et Littré propose une définition revue à l’aune de la révolution industrielle : « On prend plus de mouches avec une cuillerée de miel qu’avec une tonne de vinaigre : on réussit mieux dans les affaires par la douceur que par la dureté et la rigueur. » (1873)
D’après les dictionnaires, il semblerait donc que la forme la plus ancienne du proverbe « On prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre » établissait que le ratio de mouches attrapées avec du miel était plus important que celui de mouches prises avec du vinaigre. Ce qui signifie donc qu’on en attrape aussi avec du vinaigre, mais que c’est moins efficace qu’avec du miel !

N’importe quel biologiste vous le confirmera : cette version première du proverbe, nuancée, est plus exacte que la radicale version actuelle « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre ». En effet, la mouche dite « drosophile » Drosophila melanogaster, littéralement en grec « amatrice de rosée au ventre noir », très utilisée dans les recherches en laboratoire, est bien attirée par le vinaigre, de cidre de préférence. Elle est d’ailleurs communément appelée « mouche du vinaigre ».
Gallica
Que nous apprennent du proverbe « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre » les textes accessibles dans la précieuse bibliothèque numérique du site Gallica ?
Ils nous confirment, une fois de plus, que les mots n’attendent pas d’être répertoriés par les dictionnaires pour circuler. Ainsi, près d’un siècle avant la première attestation qui en a été faite par le Dictionnaire de l’Académie, on relève déjà cet emploi sous la plume de l’évêque de Belley :
[…] & comme l’on prend plus de mouches avec le miel qu’avec le vinaigre, je veux dire que l’on avance plus sur les âmes par la douceur que par l’âpreté […]
Jean-Pierre Camus, Agathonphile ou Les Martyrs siciliens, 1638
On découvre aussi que, contrairement à ce que suggèrent les dictionnaires, la forme ancienne comparative du proverbe (« On prend plus de mouches… ») n’a pas régné en maîtresse pendant plusieurs siècles avant de se faire détrôner par la forme actuelle (« On ne prend pas les mouches… »), puisqu’on trouve une attestation de la forme actuelle dès le début du XVIIIe siècle :
[…] l’on ne prend point les mouches avec du vinaigre, il n’y a que la douceur qui les attire.
L’Art d’aimer à la mode, 1725
Si le verbe « prendre » semble bien être le plus ancien dans le proverbe, on constate que le verbe « attraper » (devenu aujourd’hui d’usage aussi courant que « prendre » dans la formule) y apparaît vers la fin du XVIIIe siècle, et le verbe « attirer » dès le début du XIXe (« On n’attire pas les mouches… »).
Il n’en demeure pas moins vrai que c’est indéniablement au XIXe siècle que la formule a fait florès : la tradition des « proverbes dramatiques » initiée par Carmontelle lui fait une place de choix, d’abord chez Carmontelle lui-même (Nouveaux proverbes dramatiques, 1811), puis chez Théodore Leclercq (Le Mariage manqué, ou On attrape plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre, 1835), dans le même temps que le Tout-Paris se presse au théâtre des Variétés, où un vaudeville intitulé Miel et vinaigre fait du proverbe la clé de la réussite de la vie conjugale (1837).
Mais la version la plus célèbre et pérenne de toutes reste sans conteste le « proverbe en deux actes » de la comtesse de Ségur publié en 1865 sous le titre On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.
On y voit Berthe et Alice, deux petites filles d’ordinaire sages et obéissantes, soumises, en l’absence de leur mère, par leur parente âgée Mme d’Embrun à une éducation sévère basée sur des sévices corporels et des punitions (coups, « ceinture de bonne tenue » , enfermement dans un cabinet noir), s’endurcir et devenir insupportables tandis que leurs cousines, Mathilde et Clémence, qui sont traitées avec douceur par leur jeune institutrice Mlle Octavie, travaillent avec plaisir et font chaque jour des progrès.

Équivalents de « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre » dans les autres langues
« On ne prend pas les mouches avec du vinaigre » s’est aussi imposé dans la langue proverbiale de quelques-uns de nos voisins, sous une forme plus ou moins fidèle à sa version ancienne :
- anglais : « Honey catches more flies than vinegar » (le miel attrape plus de mouches que le vinaigre)
- espagnol : « Más moscas se cogen con miel que con hiel » (on attrape plus de mouches avec du miel qu’avec du fiel).
- portugais : « Não se apanham moscas com fel, mas com mel » (on n’attrape pas les mouches avec du fiel, mais avec du miel). (À l’amertume du vinaigre, les Espagnols et les Portugais préfèrent celle du « fiel », qui présente l’avantage indéniable d’offrir une paronomase avec le « miel » (miel/hiel, mel/fel).
- italien : « Si pigliano più mosche in una goccia di miele, che in un barile d’aceto » (on attrape plus de mouches dans une goutte de miel que dans un tonneau de vinaigre).
Exemples d’usage du proverbe
Tonnez sur tous ces traîtres, pulvérisez les ennemis du peuple, sous quelque habit ou dénomination qu’ils se cachent. Delmas dit qu’on n’attrape point les mouches avec du vinaigre ; mais moi qui regarde ces prétendues mouches comme de véritables guêpes, je déclare qu’il faut qu’on les écrase. (Applaudissements.)
Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, 28 juin 1793
Il n’est pas un Ponce Pilate pour se demander si le sang à verser est celui d’un juste. Non. Il sait prendre ses responsabilités. Et joyeusement. Ce qui, bien entendu, ne l’empêche pas de marcher avec son temps et de savoir qu’on prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. Vive donc la religion qui adoucit de son baume les esprits et les cœurs, verse les saintes huiles sur les plaies des corps, les plaies nécessaires, car c’est de sang que les grands empires arrosent pour les féconder leurs terres barbares, leurs terres incultes, leurs terres à civiliser, à fertiliser.
René Crevel, Les Pieds dans le plat, 1933
— Les autres m’aimaient, disait-elle en pleurant, et quand je leur permettais de me caresser, ils étaient trop heureux.
— Mais tu sais bien, lui ai-je dit, que je ne t’aime pas. Alors quelle drôle de tactique si tu voulais que je t’aime : on ne prend pas les mouches avec du vinaigre.
Jean-Paul Sartre, Lettres au castor et à quelques autres, À Simone de Beauvoir, Dimanche matin, 9 h 30 [juillet] 1938, (1983)
On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. L’armée de terre le sait parfaitement. Pour séduire la génération des 18-24 ans, qui représente le cœur de cible de ses recrutements, elle ne mise pas sur le pouvoir d’attraction des bureaux d’enrôlement. Mais elle ne compte pas non plus uniquement sur ses campagnes de publicité pourtant dignes des meilleurs jeux vidéo ni sur le bon vieil ordinateur relié à Internet. « Les études sociologiques montrent que plus de 50% des connexions se font aujourd’hui depuis des outils mobiles : smartphones et iPad », affirme le général Benoît Royal, sous-directeur du recrutement de l’armée de terre. D’où la création d’un « site mobile » simplifié et aisément consultable sur un petit écran (…).
Capital.fr, 9 oct. 2012
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