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Zone, Apollinaire : commentaire de texte

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut

Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes

[…]

Apollinaire, Zone, 1913 (24 premiers vers)

Ce commentaire analyse les 24 premiers vers du poème Zone d’Apollinaire, publié dans le recueil Alcools. Lire le poème entier >

En entrant dans Alcools l’auteur nous annonce où nous sommes, dans la Zone, à la marge à la fois du recueil et de la poésie traditionnelle. Il s’agit d’un long poème liminaire de 155 vers qui ouvre le recueil Alcools. Malgré sa position dans le recueil, ce poème a été écrit en dernier par Apollinaire, en 1912, peu de temps avant la publication en 1913. On sait qu’à l’origine, le poème comportait de la ponctuation, enlevée par l’auteur au dernier moment. Par cette action, Apollinaire donne un aspect extrêmement moderne au texte qui l’est déjà par de nombreux aspects.

Problématique : Nous chercherons à savoir en quoi ce poème prône-t-il la modernité ?

Dans un premier temps nous étudierons la modernité de sa structure en nous penchant d’abord sur les vers et les rimes, puis, nous verrons que les choix temporels de l’auteur mènent à une certaine confusion. Enfin, nous nous attarderons sur le niveau de langue du texte ainsi que sur sa situation d’énonciation. Dans un second temps nous entrerons dans la thématique du poème que nous diviserons en trois points : la volonté de rupture, l’urbanité et la religion.

I – Une structure qui se veut très moderne

Un refus des règles de la poésie traditionnelle

Avant même de se lancer dans la lecture du poème, on remarque son aspect peu commun. D’abord, trois vers libres, désolidarisés les uns des autres, ouvrent le poème, s’ensuit une strophe de trois vers puis une de huit vers et enfin une strophe de dix vers. Par cette disposition, Apollinaire nous montre d’emblée qu’il s’affranchit des codes de la poésie classique.

On trouve une grande variété dans la longueur des vers, douze pieds pour le premier vers puis seize pour le deuxième, dix-sept pieds pour le troisième, etc. Cette irrégularité se poursuit tout au long du texte avec des vers toujours très longs, ce qui rapproche la rythmique du poème de celle de la prose. Seul le premier vers est un alexandrin traditionnel si l’on marque la diérèse sur « anc-i-en ». Cette diérèse peut aussi ne pas être marquée, ce qui ferait un vers à onze pieds. On peut penser qu’Apollinaire a voulu semer la confusion chez le lecteur dès le premier vers du premier poème de son recueil.

Le lecteur peut aussi être dérouté par les rimes qui sont pauvres : « ancien / matin » vers 1 et 2, « policières / divers » vers 13 et 14, et ne sont parfois même que de simples échos sonores « Christianisme / Pie X » vers 7 et 8, « sténo-dactylographes / passent » vers 17 et 18. Ce schéma simpliste rapproche encore ce poème de la prose.

L’apparence et la structure du poème rompent avec les traditions de la poésie classique, introduisant des concepts modernes qui correspondent au début de l’ère industrielle. On retrouve cette rupture dans la peinture de l’époque avec l’avènement du cubisme ou de l’expressionnisme par exemple. 

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Une temporalité confuse

L’auteur ne ménage pas son lecteur en lui donnant des éléments temporels mélangés. Il utilise majoritairement le présent de l’indicatif : « tu es », « tu lis », « gémit », « aboie », etc. Cependant, aux vers 15 et 16 apparaissent le passé composé : « J’ai vu », « j ‘ai oublié » et l’imparfait « elle était » pour ensuite disparaître au profit du présent. La temporalité est aussi brouillée par l’emploi répété de l’expression « ce matin » aux vers 2, 10 et 15 qui devient « le matin » au vers 19.

Alors que nous étions dans le temps présent, le poème évoquant un matin précis, il passe à une généralisation sous-entendant tous les matins. Cette généralisation évoque une habitude tout comme le vers précédent « Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour », le poète mêle donc l’instant de sa description décrite au présent de l’indicatif et le quotidien de la rue décrite, ce qui marque la banalité de ce jour qui ressemble à tous les autres.

Un niveau de langue familier

On s’aperçoit que contrairement aux poèmes classiques, le registre de langue utilisé est particulièrement familier : « tu en as assez » vers 3, « il y a » vers 12 et 13. Les verbes utilisés sont simples et directs : « j’ai vu » vers 15, « j’aime » vers 23. Le poète nous raconte sa promenade avec désinvolture, comme s’il nous parlait à l’oral.

Les indications qu’Apollinaire nous donne sont aussi très précises pour le genre poétique : « Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes » vers 24, ce qui accentue cette impression de quotidien, bien loin du lyrisme classique. De même, les images décrites sont banales : « automobile » vers 4, « hangars » vers 6, « journaux » vers 12, « rue industrielle » vers 23, ce qui diffère encore de la poésie traditionnelle.

Enfin, l’usage répété du pronom personnel « tu » vers 1, 3, 7, 9, 10 et 11 marque aussi une familiarité. Ce pronom à la deuxième personne du singulier renvoie tour à tour à la tour Eiffel :  « Tu en a assez » vers 3, au Christianisme « tu n’es pas antique » vers 7 et au narrateur « Tu lis les prospectus » vers 11. Le fait qu’il désigne ces trois entités par le même pronom est source de confusion et dénote d’une intimité forte entre le poète, la tour Eiffel et le Christianisme. On remarque en effet que c’est le « vous » vers 8 qui désigne le Pape Pie X, donnant cette fois une marque de respect.

Cependant, Apollinaire utilise aussi beaucoup la première personne du singulier, le pronom « je » prend le pas sur le « tu » à la dernière strophe. Ce changement soudain participe encore à semer un certain trouble chez le lecteur qui doit réajuster ses repères.

Par la familiarité et la confusion, le poète éprouve son lecteur, le forçant à faire l’effort de la compréhension, c’est là un autre signe de modernité que l’on peut rapprocher de l’art pictural abstrait né à la même période.

II – Une ode à la modernité

Une volonté de rupture

Dès le premier vers du poème, Apollinaire annonce qu’il prend de la distance avec le passé : « tu es las de ce monde ancien » et au vers 3 « Tu en a assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine ». Il fait ici référence à tout le classicisme établit jusqu’à la fin du XIXe siècle et souhaite renouveler l’art en ce début du XXe. L’évocation de la tour Eiffel au vers 2 illustre ce tournant moderne entre les deux siècles et lorsqu’il la compare à une bergère, il lui donne le rôle de guide dans cette époque de renouveau. « Le troupeau de ponts » englobe toute l’architecture de Paris que le poète souhaiterait aussi moderne que la tour Eiffel.

L’omniprésence du présent de l’indicatif et l’emploi répété de l’expression « ce matin » ancrent le texte dans le présent, ne laissant aucune place au passé.

L’urbanité sublimée

Le thème de l’urbanité jalonne tout le poème, ce qui nous indique que l’auteur nous raconte sa promenade dans la ville. Ici, la ville est Paris, les indices sont évidents : « tour Eiffel » vers 2, « Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes » vers 24. Encore plus que la ville elle-même, c’est la modernité de celle-ci que l’auteur met en avant : « rue industrielle » vers 23, «  neuve » vers 16 de même que « les ouvriers et les belles sténo-dactylographes » vers 17.

La description de cette ville rompt avec les thèmes classiques de la poésie, s’attardant sur la réalité quotidienne : « la sirène y gémit » vers 19, « une cloche rageuse aboie » vers 20, «  les inscriptions des enseignes » vers 21, « les plaques les avis » vers 22. Cette réalité est bruyante et Apollinaire nous retranscrit ce vacarme à l’aide de verbes sonores : « gémit » vers 19, « aboie » vers 20, « criaillent » vers 22. Plus haut ce sont les affiches qui « chantent » vers 11. Le poète recrée l’ambiance sonore d’une ville qui se réveille.

Il souhaite retranscrire la vie foisonnante de Paris et pour cela il use de nombreuses personnifications : «  Bergère ô tour Eiffel » vers 2, « les fenêtres observent » vers 9, « les affiches qui chantent » vers 11, « la sirène y gémit » vers 19, « une cloche rageuse y aboie » vers 20. Ainsi, c’est la ville et toutes ses composantes qui paraissent vivantes.

D’ailleurs, Apollinaire le dit lui-même, la ville contient la poésie : « Voilà la poésie ce matin » vers 12. Pour lui, elle se trouve dans « les prospectus les catalogues les affiches » vers 11. Il continue en revenant à la modernité avec les « les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières Portraits des grands hommes et mille titres divers » vers 13 et 14. En effet, les romans policiers et les biographies sont des formes littéraires nouvelles et les hyperboles employées « pleines d’aventures » et « milles titres » traduisent l’enthousiasme du poète à ce propos.

Une comparaison peut pourtant poser question, au vers 2, lorsque Apollinaire compare la tour Eiffel à une bergère et les ponts à des moutons, il superpose la ville et la campagne, cette thématique rurale est unique dans ce texte et n’en suit pas la thématique principale. On peut supposer ici qu’il s’agit d’un trait d’humour de l’auteur accentué par l’assonance en « è » : « Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin ».

L’auteur décrit donc l’urbanité industrielle en ce début du XXe siècle, il nous dit qu’il « aime la grâce de cette rue industrielle » vers 23, ce qui est un positionnement fort en faveur de la modernité de l’époque.

La place importante de la religion

Le début du poème fait une belle place à la religion chrétienne : « religion » vers 5, «  ô Christianisme » vers 7, « Pape Pie X » vers 8, « église » vers 10, « confesser » vers 10. Pour l’auteur, cette religion est « toute neuve » vers 5, il la désolidarise du classicisme qu’il négligeait plus tôt : « tu n’es pas antique ô Christianisme » vers 7.

Pour lui le Pape est « L’Européen le plus moderne » vers 8. Il compare la religion aux « hangars de Port-Aviation » vers 6, autre symbole de modernité. Il donne à la religion une dimension éternelle, qui ne vieillit pas contrairement aux constructions humaines : « les automobiles ont l’air d’être anciennes » vers 4.

Pourtant, on note une ambigüité d’Apollinaire envers cette religion puisqu’il dit qu’il n’ose pas entrer dans une église : « la honte te retient D’entrer dans une église » vers 10, et c’est apparemment le regard des autres qui l’en empêche : « toi que les fenêtres observent » vers 9. On peut comprendre ici, qu’au début du 20ème siècle, la religion est remise en question, surtout en ville et même si Apollinaire est un chrétien convaincu, le monde autour de lui ne l’est plus autant.

Conclusion

La forme de ce poème rompt avec la plupart des codes du classicisme sans pourtant les dénigrer, les rimes bien que pauvres sont conservées et même si ce poème flirte avec la prose, il . Le poète se promène dans un Paris entamant une nouvelle ère, l’ère industrielle et il apprécie cette modernité. Pourtant, avec la religion, il nous montre que tout n’est pas mauvais dans le passé. Il s’agit d’un texte foncièrement ambigu où règne la confusion : les pronoms, la temporalité, la ponctuation, désorientent le lecteur. Il s’agit d’un texte simple traduisant le quotidien du poète et l’on peut donc penser que cette confusion fait écho au propre trouble d’Apollinaire, vivant cette période charnière de l’humanité. La modernité de ce texte l’inscrit véritablement dans son temps où naît un art moderne révolutionnaire.

Pour prolonger votre lecture, découvrez la vie et l’œuvre d’Apollinaire.

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Sujets :  poésie

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Commentaires

Kizera

Je vous prie d'excuser mon "audace", mais, de mon point de vue, écrire des poèmes sans ponctuation et sans se conformer aux règles les plus élémentaires en la matière, ce n'est ni "moderne", ni beau, ni révolutionnaire... Et ça fait encore moins "avancer le schmilblick" !
Naturellement, parce qu'il s'agit d'Apollinaire, on serait tenté de "gober" ses fantaisies même si elles paraissent de mauvais goût en se disant qu'après tout, "c'est lui qui sait"... Non ! En tout cas, ce n'est pas ma façon de raisonner.
Sinon, pourquoi ne pas étendre le même procédé pour l'appliquer à la prose, en écrivant "comme ça se prononce" ou comme on le "sent", sous prétexte que ça fait plus "moderne" de ne pas se conformer aux règles préétablies ?
Non, hein ! Ça, non ! S'il vous plaît ! Ce n'est pas du tout une façon de faire évoluer la langue. Pas dans le bon sens, en tout cas.
Croyez-moi, je suis fâché et déçu.
Et, surtout, inquiet !

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