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Montesquieu, Les lettres persanes, lettre XLVI : commentaire de texte

Dans Les Lettres persanes, son œuvre la plus connue, Montesquieu raconte le voyage d’un groupe d’Orientaux en Europe. Les voyageurs vont de surprise en surprise. Après avoir découvert Venise, Usbek se rend à Paris. Entre roman épistolaire et récit de voyage imaginaire, Les Lettres persanes se présentent surtout comme un apologue. L’auteur se sert du regard étonné des étrangers pour critiquer la société française. La lettre XLVI relate les premières impressions des Persans à Paris. En particulier, ils sont interloqués face à la conception française de la religion. Cette lettre est l’occasion pour Montesquieu de critiquer les croyances et les rituels.

Comment le philosophe parvient-il à s’appuyer sur l’apologue pour détruire les dogmes et les croyances ? C’est ce que nous verrons en étudiant tout d’abord l’argumentation indirecte. Nous analyserons ensuite la critique des religions traditionnelles avant de nous pencher sur la vraie religion selon Montesquieu. 

Vous pouvez trouver le texte commenté ici.

I – L’argumentation indirecte et les marques de l’apologue dans la lettre XLVI

Les Lettres persanes peuvent être considérées comme une sorte de roman épistolaire, qui offre un cadre à l’argumentation indirecte. Montesquieu a recours à l’apologue pour distraire son lecteur tout en le faisant réfléchir.

Les indices de la correspondance

Le philosophe compose un ouvrage critique constitué d’un ensemble de lettres imaginaires. Chaque texte comprend les marques de la correspondance. Dans la lettre XLVI, Usbek écrit à Rhedi, qui est resté à Venise. Il lui confie ses premières impressions lors de son arrivée à Paris. L’auteur nous indique le destinataire et l’émetteur de la missive. Il mentionne la date : « le 8 de la Lune de Chahban, 1713 ».

Cette date contribue à l’exotisme du récit en évoquant un calendrier oriental, différent du calendrier français. Elle permet aussi d’indiquer la succession des épisodes, tout en présentant le moment de l’observation. La convention épistolaire sert principalement de cadre à la réflexion philosophique, qui adopte ici la perspective de l’argumentation indirecte.

Grâce à l’artifice de la lettre, Montesquieu peut présenter ses réflexions sur la religion sans risquer la censure. Il s’agit en effet d’un sujet sensible. Les philosophes des Lumières se sont tous emparés de la question et ont ouvert la voie aux idées religieuses de la Révolution française, qui introduit le culte de l’Etre suprême.

Du récit de voyage imaginaire à la réflexion critique

Montesquieu donne dans cette lettre la parole à l’un des Persans, Usbek. La missive appartient à la correspondance privée, puisque la lettre est adressée à un autre Persan, Rhedi. En d’autres termes, il est possible pour l’auteur d’y faire figurer des critiques sur un sujet délicat sans que cela choque. Après tout, les Persans sont des étrangers et portent sur les Français et leur rapport à la religion un regard extérieur.

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Les réflexions d’Usbek s’inscrivent dans le cadre d’un récit de voyage imaginaire. Ainsi, il rapporte ce qu’il observe : « je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion ». C’est cependant la seule mention expresse au voyage à Paris. Dans la même phrase, qui ouvre la lettre, Usbek ajoute : « mais il me semble qu’ils combattent en même temps à qui l’observera le moins. » En d’autres termes, dès les premières lignes, le Persan relève une incohérence dans le comportement religieux des Français. Il constate que le sujet a une grande importance pour les gens, mais que les principes moraux qui en découlent ne sont pas respectés.

La suite de la lettre ne respecte absolument pas le cadre choisi par Montesquieu, puisqu’Usbek cesse de raconter son voyage, pour se livrer à une réflexion sur la religion. Les paragraphes 2, 3 et 4 du texte évoquent les réflexions du Persan sur la pratique religieuse et esquissent les convictions de Montesquieu sur la question. Enfin, le long paragraphe 5 rapporte une anecdote.

L’auteur utilise donc une mise en abyme, avec une structure d’enchâssement : la fiction des Persans et de leur voyage en Europe sert de cadre externe, tandis que la lettre consiste principalement en un second apologue.

La fable de l’homme qui faisait à Dieu cette prière

Comme nous l’avons montré, le cadre du récit de voyage n’est pas vraiment respecté dans la lettre XLVI. L'argumentation domine. Mais Montesquieu intère aussi un second récit, qui se présente comme la fable de « l’homme qui faisait tous les jours à Dieu cette prière ». Usbek illustre sa réflexion par un apologue, qui constitue l’essentiel de sa lettre à Rhedi.

Pourquoi ce choix ? Plutôt que de faire porter sa critique sur la seule religion chrétienne, pratiquée à Paris, Montesquieu choisit d’élargir son propos à d’autres religions. Il évoque par exemple la religion hindouiste lorsqu’il parle du « brachmane ». L’épisode du lapin illustre la variété des interdits religieux puisqu’Usbek est pris à parti à la fois par un Juif, un Turc et un Arménien.

L’homme de la fable évoque avec humour son aventure dans un caravansérail, mais aussi les multiples pratiques religieuses, variables en fonction des religions et des lieux.

*

Dans cette partie de la lettre, le regard naïf du Persan Usbek se confond avec le regard externe de l’homme de la fable. Les deux personnages sont porteurs du message de Montesquieu et adoptent le regard faussement naïf de l’écrivain.

II – La critique de la religion

Montesquieu porte un regard critique sur la religion, à travers le regard faussement naïf d’Usbek. La réflexion part d’un constat figurant dans l’introduction de la lettre : les Français s’occupent tout le temps de religion et en parlent beaucoup, mais ils n’en respectent pas les préceptes. 

La critique des rituels

La critique des rituels est développée par l’écrivain dans l’apologue constituant la seconde partie du texte. Montesquieu s’en prend tout d’abord au latin, langue de l’Eglise : « lorsque je vous fais ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler ». Selon lui, la prière devrait se suffire à elle-même et non supposer l’emploi d’une langue considérée comme sacrée. Le latin, utilisé par le clergé catholique pour la liturgie, n’était pas compris du peuple.

Montesquieu critique ensuite la gestuelle imposée. « Je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre » explique l’homme. Plusieurs postures sont évoquées : « prier debout, assis » ou encore le « corps » portant « sur les genoux ». D’autres rituels sont évoqués, comme les ablutions ou la circoncision. On note un effet d’accumulation, avec des injonctions contradictoires qui laissent le personnage désemparé : « l’un dit », « l’autre veut », « l’autre exige ». La gradation dans l’intensité des verbes marque l’importance des obligations religieuses. Néanmoins, ces rituels sont présentés comme étant dépourvus de sens.

La critique de la doctrine religieuse

Dans la suite de l’apologue, le philosophe s’en prend aux contradictions de la doctrine religieuse. D’une religion à une autre, les règles et les interdits changent, tandis qu’il n’y a qu’un seul Dieu. Le personnage principal de l’anecdote « mange un lapin dans un caravansérail ». Cet épisode permet à l’écrivain de montrer les incohérences de la pensée religieuse. Trois personnages différents se sentent successivement agressés dans leurs croyances par le comportement de l’homme.

Montesquieu reprend la syntaxe qu’il a utilisée pour critiquer les rituels : « l’un / l’autre / l’autre enfin ». Les justifications sont cependant différentes et suggèrent, sur le plan philosophique, qu’il s’agit de règles absurdes. Pour le premier personnage, il est interdit de manger un lapin parce que « cet animal est immonde ». Pour le second, le problème réside dans le fait que le lapin a été « étouffé ». Le troisième estime que manger du lapin est répréhensible, parce que ce n’est pas du « poisson ». L’auteur lui-même a assorti son texte de notes permettant d’identifier successivement un Juif, un Turc et un Arménien.

Le brahmane apporte un élément de confusion supplémentaire, en suggérant qu’il ne faut pas tuer et en rappelant le principe de la réincarnation : « Que savez-vous si l’âme de votre père n’était pas passée dans cette bête ? »

L’incohérence des religions

Le protagoniste de l’apologue souhaite simplement prier et servir Dieu. Montesquieu suggère par là qu’il n’y a qu’une seule divinité et oppose cette unicité à la multiplicité des religions. Les croyances conduisent par ailleurs les êtres humains au conflit, la religion n’est donc pas un facteur de paix, comme elle devrait l’être. « Les gens disputent sans fin sur la religion », affirme Usbek. De même, les trois personnages rencontrés dans le caravansérail se sentent « offensés » dans leurs croyances lorsque l’homme déguste le lapin devant eux.

La multiplicité des croyances et des rituels est facteur de trouble pour le personnage principal de l’apologue : « toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable. » La lettre vise donc à prouver que les rites et les dogmes ne reposent sur rien et qu’ils contribuent surtout à emprisonner les êtres dans une sorte de carcan : « je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser ».

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Pour le philosophe, la religion est relative, elle varie en fonction de la géographie, des peuples et des cultures. Elle devrait à l’inverse se présenter comme un ensemble de valeurs universelles.

III – La vraie religion selon Usbek et l’homme de la fable

La thèse de Montesquieu est successivement présentée par Usbek, puis par l’homme de la fable. Le Persan développe sa conception de la vraie religion dans les paragraphes 2, 3 et 4 de la lettre. Le protagoniste de l’apologue reprend des idées similaires dans la conclusion.

Objectifs de la religion

Pour Usbek, l’objectif de la religion est « de plaire à la divinité ». Comment y parvenir ? En respectant les règles morales. On notera que Montesquieu évoque « la divinité » et non Dieu. Il ouvre ainsi la voie à une religion plus universelle, qui ne nomme pas Dieu. Lors de la Révolution française, les réflexions des philosophes des Lumières vont donner naissance au culte de l’Être suprême, une religion qui se voulait à la fois individuelle dans ses pratiques et universelle, pour dépasser les contradictions des religions traditionnelles.

Le Persan estime aussi que le comportement des gens devrait être en accord avec « la religion qu’ils professent », ce qui n’est pas le cas, comme le montre le premier paragraphe du texte : les Parisiens adorent débattre de principes religieux, mais ils ne les appliquent pas. La religion demeure purement théorique. Le Persan conclut à l’inutilité de ces débats, qui ne rendent pas les gens « meilleurs chrétiens. »

Mais surtout, Montesquieu inscrit la pratique religieuse dans un contexte social. La religion devrait selon lui avoir pour objectif de faire des pratiquants de « meilleurs citoyens ». Cette dimension sociale de la religion se retrouvera dans le culte révolutionnaire de l’Etre suprême.

Dimension sociale de la religion

Pour le philosophe, la religion a une finalité sociale. Sa pratique devrait conduire à « l’observation des lois, des règles de la société » et des « devoirs de l’humanité ». La religion devrait nous rendre meilleurs et non conduire aux disputes, contrairement à ce que démontre l’apologue. Les valeurs prônées par Usbek s’appliquent aussi à la famille, avec « la piété envers les parents ». Ces principes sont selon Montesquieu plus importants que les rituels, appelés « cérémonies ». Ces rituels varient, mais les valeurs sont universelles.

La conclusion de l’apologue reprend ces points. L’homme y évoque en effet la nécessité de « vivre en bon citoyen dans la société » et « en bon père de famille ».  La cellule familiale est considérée comme une micro société. Les mêmes règles s’appliquent à l’intérieur de la famille, comme à l’extérieur.

Principes moraux et bonheur

La question du bonheur est l’une des préoccupations essentielles des philosophes des Lumières. Montesquieu examine les liens entre le bonheur et la pratique religieuse. De toute évidence, les religions traditionnelles ne conduisent pas l’homme au bonheur. Usbek évoque au début de sa lettre les querelles d’idées, tandis que le protagoniste de l’apologue raconte la dispute dans le caravansérail et les menaces dont il a fait l’objet.

Dieu a établi, selon Usbek, une religion pour rendre les hommes heureux. C’est ce qui montre que « Dieu aime les hommes ». Il convient donc de prendre exemple sur lui et de les aimer à son tour. L’essence de la religion serait donc « d’aimer les hommes ». Cet amour s’exprime par un ensemble de valeurs universelles, dont la « piété envers les parents », « la charité » et « l’humanité ».

Conclusion

Montesquieu dénonce dans cette lettre la multiplicité des pratiques religieuses et les conflits qu’engendre cette multiplicité. Les rituels sont condamnés et ridiculisés. Le philosophe cherche à dégager la véritable nature de la religion. Celle-ci repose sur des valeurs morales universelles, qui bénéficient aux groupes humains, comme la famille ou la société. La religion devrait conduire à l’amélioration de l’homme au lieu d’attiser les disputes.

En s’appuyant sur la naïveté de ses personnages et sur le regard extérieur, Montesquieu démonte les croyances et démontre que la religion est devenue un cadre vide. Par sa réflexion, il ouvre la voie au culte de l’Etre suprême durant la Révolution française. Il en appelle aussi à une religion plus naturelle, qui soit au service de la société et de l’homme. 

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