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Femme noire, Senghor : commentaire de texte

Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux.
Et voilà qu’au cœur de l’Été et de Midi, je te découvre Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle.

Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est
Tam-tam sculpté, tam-tam tendu qui grondes sous les doigts du Vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée.

Femme nue, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau
Délices des jeux de l’esprit, les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire
A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Éternel
Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.

Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre, Femme noire

Introduction

Le mouvement littéraire de la négritude voit le jour entre les deux guerres. Ses principaux représentants sont les poètes Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. Dans son recueil Chants d’ombre, paru en 1945, Senghor associe la critique du colonialisme à l’éloge de l’héritage africain. Le poème « Femme noire » illustre bien cette perspective. L’écrivain s’inscrit dans la tradition poétique célébrant la beauté féminine, comme dans les œuvres de Ronsard ou de Baudelaire, tout en évoquant les splendeurs de la terre africaine.

Comment Senghor construit-il une véritable synergie entre ces deux thématiques ? C’est ce que nous allons analyser en relevant les multiples visages de la femme noire. Nous montrerons que l’ode à la femme se confond avec l’ode à l’Afrique. Enfin, nous examinerons comment ce retour aux sources constitue une initiation à la vie et à la poésie.

I – Les multiples visages de la femme noire

Le poème se présente comme un éloge de la femme noire et de sa beauté. Naturelle, mais aussi maternelle et inspiratrice, la figure féminine domine l’ensemble du texte. 

Une figure féminine qui occupe l’intégralité du poème et contribue à sa structure

Dans « Femme noire », Senghor choisit une forme poétique souple, en vers libres. Le poème lui-même se compose de trois quintils et d’un tercet. Il s’agit donc d’une forme en pyramide inversée, avec des strophes dont le nombre de vers va en se réduisant, comme pour conduire à l’évocation du cycle de la vie.

La femme est présente dès le titre, qui rappelle l’objectif et la perspective de la négritude. La figure féminine peut donc être comprise à la fois comme une femme particulière, dont le poète célèbre la beauté, mais aussi comme une incarnation de la féminité africaine. Chacune des strophes reprend le terme « femme » en anaphore. Ce procédé est suivi d’une répétition incantatoire : « femme nue / femme noire », avec reprise du titre. 

La nudité renvoie à la dimension naturelle de la femme, par opposition implicite aux occidentales, qui accordent une importance particulière aux vêtements pour les mettre en valeur. Pour Senghor, la femme noire n’a pas besoin de parures pour être belle, elle l’est naturellement

Les premiers vers des quatre strophes sont construits sur le même schéma rythmique 3 + 3. Le rythme rappelle celui du tam-tam, instrument typique de l’Afrique, mentionné deux fois au vers 9. Dans les strophes 1 et 4, la femme est qualifiée de « noire », tandis que dans les strophes 2 et 3, cet adjectif est remplacé par le synonyme « obscure », ce qui introduit une nuance plus mystérieuse.

Les âges de la femme

Les trois âges de la femme - Gustav Klimt
Les trois âges de la femme – Gustav Klimt

Le poème n’est pas sans rappeler un célèbre tableau de Gustave Klimt, « Les trois âges de la femme », qui représente un enfant, une mère et une vieille femme. Senghor évoque en effet différents moments de la vie d’une femme noire, de sorte que le poème rassemble différentes visions de la féminité. 

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Au vers 3, le poète évoque la mère et l’enfant : « j’ai grandi à ton ombre ». Au vers 5, c’est l’amante, la jeune fille dont la beauté séduit le poète : « ta beauté me foudroie en plein cœur ». Senghor décrit le coup de foudre et l’éveil de l’amour. La métaphore familière relie cette notation à ses sources d’inspiration poétique. Au vers 10, la femme noire est qualifiée « d’Aimée ». L’emploi de la majuscule suggère l’idéalisation et l’allégorie de la beauté.

Dans la dernière strophe, le poème aborde la vieillesse. La femme noire se retrouve face à son « Destin ». Son image se caractérise par la « beauté qui passe ». Elle devient « cendres » et seule l’écriture peut lui accorder d’être une « forme […] fixée dans l’Eternel ». Cette notation fait écho au vers 3 : on y voyait la femme, mère et inspiratrice, nourrir le poète. En retour, il lui offre par ses vers une forme d’immortalité.

*

La femme noire a donc plusieurs visages et plusieurs significations. Elle incarne plusieurs figures familières dans la poésie française, à savoir la mère, l’amante et l’inspiratrice. Mais l’ode à la femme noire rejoint surtout un éloge de la terre africaine, dont elle est en quelque sorte le symbole.

II – Une ode à la femme noire qui se confond avec une ode à l’Afrique

Senghor emploie les métaphores et les comparaisons pour métamorphoser son personnage féminin, qui se transforme tout au long du poème, tantôt animal, tantôt instrument de musique, paysage d’Afrique ou encore nourriture. De cette manière, la femme devient le symbole de la terre africaine et de sa beauté, qui s’exprime dans un poème aux accents sensuels.

Les métamorphoses de la femme noire

C’est tout d’abord la couleur qui se charge d’une signification symbolique. Au vers 2, Senghor précise que la femme est « vêtue de sa couleur qui est vie ». Le noir est donc la teinte de la vie. Tout se passe comme si le contact avec la terre d’Afrique revivifiait le poète, arrivé sur la « Terre promise » (vers 5). Rencontrer la femme noire, c’est comme apercevoir des paysages africains, « du haut d’un haut col calciné ». La femme est comparée aussi à la savane, terme répété deux fois au début du vers 8. Sa beauté est donc similaire à celle de l’Afrique, qu’elle incarne et symbolise. 

La partie centrale du poème évoque la relation amoureuse dans des images empreintes de sensualité, qui associent les impressions sensitives aux images de paysages africains. On pense à Baudelaire et à sa conception de la femme aimée, qui l’invite à voyager en songe, par exemple dans le poème « Un hémisphère dans une chevelure ». D’ailleurs, le vers 15 revendique explicitement cette source d’inspiration, dans l’expression « à l’ombre de ta chevelure ».

Mais pour Senghor, il ne s’agit pas d’évasion ou d’exotisme : dans la rencontre amoureuse avec la femme noire, le poète retrouve ses racines, elle répond, de manière pour ainsi dire biblique, à ses aspirations, comme l’indique la référence à la Terre promise. La femme aimée nourrit le poète à la manière d’une mère, c’est un « fruit mûr à la chair ferme », métaphore qui présente l’Afrique comme une terre de l’abondance. D’autres images la rapprochent d’un « tam-tam sculpté » (vers 9) et d’une « gazelle aux attaches célestes » (vers 15). 

La femme est donc multiforme, elle se métamorphose au fil du poème et des métaphores, pour incarner une terre d’Afrique rêvée et idéalisée. Elle est aussi la muse, l’inspiratrice, qui suggère les rythmes comme sur un tam-tam et suscite un « chant spirituel ».

Un poème sensuel

La sensualité tient une place importante dans le poème. La couleur, mentionnée dès le titre, introduit les impressions visuelles. Le noir est paradoxalement perçu comme une couleur de lumière et de vie, en ce sens que comme l’obscurité, il révèle la lumière. En d’autres termes, la femme noire reflète les couleurs et la chaleur de l’Afrique, deux notions qui parcourent le poème de manière obsédante : « les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire ». Le champ lexical de la lumière s’exprime par exemple dans « midi, foudroie, éclair, perles, étoiles, soleil ». La clarté et l’éclat sont d’ailleurs constamment opposés à l’obscurité, incarnée par la « femme obscure », « l’ombre » ou « les yeux bandés ».

La rencontre avec la femme est semblable à la rencontre de la terre africaine : elle relève de la révélation, les yeux jusqu’alors bandés voient la clarté et la beauté. La vue est complétée par le toucher. Senghor évoque  « la douceur des mains », mais aussi les « caresses ferventes » ou « les flancs de l’athlète ». La femme est nourriture et boisson : elle est « fruit mûr » et « vin noir » facteur d’extase. L’expérience sensuelle est complétée par les sons, avec le « tam-tam qui gronde sous les doigts du Vainqueur », « la voix grave » de la femme et « le chant spirituel de l’Aimée ». 

Le poème décrit une initiation amoureuse, qui fait passer l’enfant du vers 3 à l’adolescence et à  l’âge adulte (le « Midi »), lorsqu’il rencontre la femme noire. L’érotisme est présent dans la mention des « caresses ferventes », des « doigts du Vainqueur », dans la nudité ou les « extases ».

*

Ce poème sensuel et érotique explore le passage à l’âge adulte, les extases amoureuses et la recherche des racines, dans un parallélisme constant entre la femme et la terre africaine. Senghor y révèle aussi les sources de son écriture poétique.

III – La femme initiatrice : naissance de la poésie, sens de la vie et retour aux sources

Dans ce poème, Senghor explore une triple initiation. Nous avons déjà évoqué l’initiation amoureuse. Mais la femme noire conduit aussi le poète à explorer ses racines africaines et à y puiser l’inspiration. Le poème évoque la naissance de l’écriture poétique. Enfin, il recèle une leçon de vie, qui découle de la nature.

De l’initiation amoureuse au sens de la vie

La femme noire s’oppose implicitement à la femme occidentale. Elle est « vêtue » de sa « couleur », et de sa « forme ». La véritable beauté réside dans la nudité et dans le naturel. C’est l’une des leçons que le poète tire de la relation amoureuse. A l’agitation qu’il connaît avant la rencontre s’oppose la paix nouvelle, symbolisée par l’image de l’huile, que le poète répète deux fois au vers 12. La présence de la femme est apaisante, de sorte que « l’angoisse s’éclaire ».

En ce sens, la femme noire est aussi une réponse à la fuite du temps. Nous avons vu que le poème prend la forme d’une pyramide inversée, comme si le temps s’accélérait à la fin, dans le tercet. Le terme « angoisse », au vers 15, annonce la dernière strophe. La beauté de la femme est destinée à finir. Mais le dernier vers célèbre le cycle de la vie. On y note le mot « racines », qui rappelle à la fois la femme mère, aux sources de la vie, mais aussi la terre nourricière. 

Le corps de la femme devient « cendres » à sa mort, mais ces cendres nourrissent une nouvelle vie. De même, l’Afrique est une terre brûlée, à la fois une terre de feu, mais aussi une terre détruite par la colonisation, mais qui est prête à renaître. On peut penser à la terre d’origine du poète, qu’il a en quelque sorte brûlée en lui, mais que la femme lui fait découvrir à nouveau, pour qu’il renoue avec ses racines.

Aux sources de la poésie de Senghor

« Je te découvre […] du haut d’un haut col calciné », affirme le poète dans la première strophe. La répétition de « haut » évoque une vision panoramique, mais aussi l’élévation, qu’on retrouve dans l’image de l’aigle ou l’obsession de la pureté « céleste ». Mais on retrouve aussi dans cet énoncé la dimension incandescente, les cendres et le feu. Rappelons que la rencontre avec la femme est une rencontre avec l’Afrique. Cette terre se caractérise par la chaleur exacerbée, le « Midi », les teintes flamboyantes.

Senghor révèle les sources de son inspiration poétique. Son écriture fait la synthèse entre les images traditionnelles de la poésie amoureuse et l’influence africaine. Les répétitions rythment le poème, à la manière lancinante d’un tam-tam. Les nombreux parallélismes de construction (vers 2, vers 8, vers 13 par exemple) contribuent à cette impression. L’ensemble évoque un rythme de vagues musicales. La musique tient une place centrale dans la poésie de Senghor, qui est comparée à un « chant spirituel ». 

Le chant du poète se caractérise à la fois par le lyrisme, avec une présence importante de la première personne, et par sa dimension cosmique : « vents d’est, horizons purs ». La perspective ascendante est importante. On la ressent dans la figure de l’aigle, mais aussi dans celle des « princes du Mali ». Ces images renvoient au poète, qui s’élève au-dessus du quotidien et qui aspire à l’éternité.

Dans une grande partie du poème, Senghor est passif : c’est la femme qui assure son initiation. Mais dans la dernière strophe, il devient actif, il « chante » et par la magie de sa poésie, « fixe » la « beauté » de la femme dans « l’Eternel ».

Conclusion

Dans « Femme noire », Senghor renouvelle avec le lyrisme, ainsi qu’avec nombre d’images poétiques traditionnelles célébrant la beauté de la femme. Mais il en renouvelle l’approche, en l’inscrivant dans un jeu de correspondances entre l’aimée et l’Afrique. Il apparaît donc bien comme un représentant du mouvement littéraire de la négritude, même s’il revendique aussi l’héritage de poètes comme Baudelaire, dans « La chevelure » ou « Invitation au voyage »

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