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Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre 4 : commentaire de texte

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds de haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.

Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche comme il tombait.

« Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. »

Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu’il adorait.

« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien d’entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre les noix, et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.

Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre 4, 1830

Introduction

Le Rouge et le Noir, roman le plus célèbre de Stendhal, évoque le parcours social de Julien Sorel, jeune ambitieux d’origine paysanne. Le romancier explore les différentes strates de la société sous la Restauration, en partant du milieu d’origine de son héros pour décrire la bourgeoisie provinciale, puis l’aristocratie parisienne. Le Rouge et le Noir invite donc le lecteur à un véritable voyage dans l’univers social du début du XIXe siècle, vu à travers les yeux de Julien.

Le personnage principal n’apparaît qu’au chapitre 4, ce qui permet à Stendhal d’introduire un effet d’attente. L’extrait que nous étudions nous le présente pour la première fois, dans le cadre de la scierie familiale.

En quoi le portrait de Julien est-il l’occasion pour le romancier de suggérer la complexité psychologique de son héros ? C’est ce que nous examinerons en nous penchant tout d’abord sur la technique du portrait en action, puis sur les contradictions entre le héros et le milieu dans lequel il évolue. Nous nous pencherons enfin sur le portrait à proprement parler.

I - Un portrait en action

Plutôt que de présenter directement son personnage principal, Stendhal retarde encore son apparition, en suivant la quête du père de Julien, à la recherche de son fils. C’est ce qui permet au romancier de dresser un portrait en action, plutôt qu’un portrait classique. La présentation de Julien est en quelque sorte théâtralisée.

Structure du passage

La structure du passage sous-tend la technique du portrait : elle permet de replacer le protagoniste dans son milieu d’origine, la paysannerie ouvrière suggérée par la scierie. Stendhal oppose aussi Julien aux autres personnages de la scène, le “vieux Sorel” et ses fils. Le premier paragraphe suit le père jusqu’au moment où il découvre Julien en train de lire dans le hangar au lieu de travailler.

La deuxième partie du texte est composée d’un paragraphe plus court, dans lequel Sorel rappelle son fils à son devoir, tout d’abord physiquement, à l’aide de deux “coups violents”, puis verbalement. La fin du passage évoque la réaction de Julien, qui subit une situation dans laquelle il n’a à aucun moment l’occasion de prendre l’initiative. 

Le texte s’achève sur deux remarques à valeur symbolique : Sorel “[chasse] rudement [son fils] devant lui” et le “[pousse] vers la maison”. Julien est donc passif, dans une scène par ailleurs pleine de mouvement, structurée par les déplacements du père. 

Un cadre hautement symbolique

La présentation en action du personnage principal permet à Stendhal d’inviter son lecteur à suivre les pas du “vieux Sorel”. Le père de Julien parcourt ainsi “l’usine”. Nous découvrons successivement la zone d’équarrissage des “troncs de sapins”, que les “fils aînés” travaillent à la hache. Puis nous pénétrons dans le hangar, où se trouve “la scie”, pièce centrale de l’usine. Toute la première partie du texte se déroule donc en-bas, au niveau du sol

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Mais c’est en hauteur, “à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture”, que se trouve Julien. On note une double opposition : entre le haut et le bas, tout d’abord, puis entre la “place que [Julien] aurait dû occuper” et l’endroit où il est installé. La première partie du texte adopte une perspective ascensionnelle, la seconde est structurée autour de la chute du héros. 

Le champ lexical s’attache d’abord à la chute du livre, qui “vole dans le ruisseau”, puis à celle de Julien, qui “allait tomber “à douze ou quinze pieds plus bas”, sauf intervention de son père qui “le retient de la main gauche comme il tombait.” La première chute avortée du personnage est suivie d’une seconde, provoquée par le coup de perche que lui assène son père. Stendhal conclut le passage en mentionnant que Julien est “à terre” tandis que son livre “est tombé dans le ruisseau”.

*

Les détails du portrait, tant physique que moral, sont distillés au fil des étapes de l’action. Le romancier inscrit la présentation de son personnage dans une structure complexe, qui lui permet d’opposer Julien aux membres de sa famille, le père et ses frères, mais aussi de montrer son inadéquation aux conditions d’un milieu qu’il rejette. La symbolique du haut et du bas témoigne du souhait de Julien de s’élever socialement.

II - Un personnage en conflit avec son milieu

Stendhal nous présente un personnage en conflit avec son milieu d’origine. Dans le roman, Julien apparaît comme issu d’un milieu paysan, notion qu’il faut prendre au sens large, au regard du passage que nous étudions, les Sorel travaillant dans une petite scierie qui leur appartient. Le protagoniste s’oppose, par ses aspirations, au monde du travail manuel, mais apparaît aussi comme radicalement différent des autres membres de sa famille.

L’univers de la scierie et du travail manuel

Le début du XIXe siècle marque la naissance de l’industrie. Stendhal la présente comme une menace pour l’humanité, incarnée ici par Julien. Le hangar sert principalement à abriter la scie, pièce centrale de l’équipement de travail. On observe le champ lexical de la “machine”, avec “bruit, mécanisme” ou encore “l’arbre de la scie”. 

L’espace du hangar est perçu comme hostile et bruyant, peu propice à la réflexion, ce qui conduit le protagoniste à s’isoler sur une poutre de toiture. Stendhal oppose l’univers matérialiste de la scierie au monde des livres et à la contemplation. Il nous montre que Julien rejette les valeurs de productivité ou d’argent.

Le “vieux Sorel” reproche à son fils d’être un “paresseux” et de ne pas remplir sa mission, qui est d’être “de garde à la scie”. Deux systèmes de valeurs se heurtent dans cet épisode, qui met en évidence les différences entre Julien et sa famille, à laquelle il semble peu ou pas intégré. La punition du fils par le père est donc davantage qu’une scène banale d’éducation. Elle renvoie aux thématiques sociales du roman.

Pour le père Sorel, le travail est une vraie valeur. On peut noter à ce propos une allusion humoristique à la Genèse, dans laquelle Adam est chassé par Dieu du Paradis et doit gagner sa vie à la sueur de son front. Ici, c’est le vieux Sorel qui chasse “rudement devant lui” le jeune homme, pour “le pousser vers la maison.” Julien pense alors : “Dieu sait ce qu’il va me faire” !

Julien opposé aux membres de sa famille

Dès son apparition dans l'œuvre, Julien semble en décalage par rapport à son milieu social et aux membres de sa famille. Comme le protagoniste, les fils aînés n’entendent pas les appels du père, mais la raison en est différente, puisqu’ils sont pleinement absorbés dans leur travail et non plongés dans un livre. Au début du passage, Stendhal lui oppose la force industrieuse de ses frères, les “fils aînés”, des “espèces de géants armés de lourdes haches.” Le romancier insiste sur la démesure physique et la force brute, par exemple lorsqu’il évoque les “copeaux énormes”. A l’inverse, Julien a “une taille mince, peu propre aux travaux de force”.

La force brutale des aînés est partagée par le père Sorel, dont la puissance physique est évoquée par la mention de “sa voix de stentor”. De même, le “vieux Sorel” retient Julien d’une seule main. Ses gestes, et en particulier la punition infligée à son fils, évoquent la force, comme le montre la répétition de “coup violent”. L’adverbe “rudement” évoque la brutalité de son comportement.

Le père apparaît comme un être fruste et inculte pour qui, précise le romancier, “la lecture est odieuse” et qui ne sait “pas lire lui-même”. Cette inculture se retrouve dans le langage, marqué d’erreurs ou de tournures familières : “descends, animal, que je te parle”.

L’opposition du père et du fils apparaît d’autant plus nettement que Stendhal théâtralise la scène. La violence de Sorel revient de manière insistante dans le champ lexical : “tout sanglant, les larmes aux yeux, la douleur physique.” Julien est d’emblée sympathique, mais apparaît aussi comme un héros qui résiste à des assauts répétés, le laissant “étourdi” et “sanglant”.

*

Le protagoniste du Rouge et le Noir se distingue de son milieu d’origine dès sa première apparition. Le lecteur découvre un personnage en porte-à-faux avec les siens, qui se réfugie dans la lecture pour échapper à un univers dont il récuse les valeurs de travail et de force physique.

III - Eléments du portrait de Julien Sorel

Stendhal développe un portrait plus détaillé de son personnage dans la suite du roman. Mais la première mention de Julien permet d’emblée au lecteur de se faire une idée de la complexité de son caractère. 

Portrait physique et portrait moral

Le passage que nous étudions ne donne que peu de précisions sur le physique de Julien. Stendhal insiste surtout sur l’antithèse entre la force et la faiblesse, en se servant de l’opposition entre le jeune homme et ses frères aînés.

L’expression “taille mince” évoque une certaine élégance qui vient compenser le jugement péjoratif porté par le père Sorel sur son fils. Ce dernier le déçoit, comme le montre la phrase “il eût peut-être pardonné”. La faiblesse physique est perçue dans ce milieu comme une tare, mais la tendance contemplative du jeune homme est bien plus condamnable : “cette manie de lecture lui était odieuse”.

La scène suggère que la fragilité physique du protagoniste dissimule une vraie force morale. Julien est en effet capable d’ignorer la douleur et de cacher les larmes qui lui montent aux yeux. Sa vraie douleur est causée par la perte du livre, tombé dans le ruisseau.

Le livre comme symbole

Nous avons vu que la scie est le symbole du travail physique. A l’inverse, le livre et la lecture représentent l’intérêt de Julien pour le monde de la pensée. Le jeune homme s’isole pour lire et pour rêver à son avenir. La symbolique de l’élévation, puis de la chute, est omniprésente dans le passage. Le protagoniste a pour ambition d’échapper à son milieu social. 

Le livre évoqué dans ce passage nous livre les clés de la rêverie de Julie et éclaire ses projets. Il s’agit du Mémorial de Sainte-Hélène,  d’Emmanuel de Las Cases, un recueil d’entretiens avec l’empereur Napoléon en exil. L’ouvrage revient sur la période bonapartiste et constituait le livre de chevet des opposants à la Restauration, souvent nostalgiques de l’Empire. 

Le romancier précise que pour Julien, ce livre est “celui de tous qu’il affectionnait le plus.” Le jeune homme voue un véritable culte à Napoléon, moins pour des raisons politiques que sociales, puisque l’Empire marque une période où il était possible de s’élever par sa seule valeur, comme a pu le faire Bonaparte.

La perte du livre symbolise donc la destruction des espoirs de Julien, qui se retrouve à nouveau plongé dans un monde médiocre. Ce monde de l’industrialisation naissante est représenté par les “leviers de la machine en action”, qui menacent de “briser” Julien. Ce passage peut être compris comme une annonce du destin qui l’attend.

Conclusion

Stendhal dresse de son personnage un premier portrait contrasté, qui met en évidence les paradoxes du héros : issu d’un milieu très modeste, il rêve de s’élever aux plus hautes fonctions. Le roman s’engage ici dans les méandres de l’analyse psychologique, à la découverte d’un personnage complexe.

Alors qu’il rêve d’incarner la grandeur, Julien révèle aussi ses contradictions : il apparaît comme un personnage qui aspire à l’élévation, mais qui finit par chuter. C’est d’ailleurs en quoi consiste l’intrigue du roman. Stendhal invite son lecteur à suivre Julien dans son ascension sociale, mais nous relate aussi son échec final. A bien des égards, le protagoniste du Rouge et le Noir apparaît comme un héritier du Romantisme, en proie à un mal de vivre provoqué par le décalage entre ses rêves et la réalité du monde qui l’entoure.

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Commentaires

evie.bertsima

Bonjour !
je suis tres contente de lire vos analyses et j apprecie infiniment votre aide !

je vous remercie !

Evie Bertsima

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La langue française Premium

Merci à vous pour votre commentaire !

À bientôt,
Nicolas

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Lory

Bonjour,
je suis une professeur de français en Italie et j'apprecie beaucoup vos analyses.
Merci bien
Lorena

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La langue française Premium

Merci Lorena pour votre message, et bienvenue sur le site !

À bientôt,
Nicolas

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coco

Bonjour,
Je viens de vous lire; Rousseau et Stendhal, merci pour le choix de ces pépites, extraites avec justesse; j'apprécie l'analyse , et encore d'avantage les saveurs de la langue française.

Je vous souhaite une agréable fin d'après midi
Corinne Q.

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La langue française Premium

Bonjour Corinne,
Merci beaucoup pour vos encouragements, ravi que vous appréciez nos articles.

À bientôt,
Nicolas

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