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Jean de La Bruyère : vie et œuvre

L’écrivain André Gide écrivait, en 1926 : « Je relis Les Caractères de La Bruyère. Si claire est l’eau de ces bassins, qu’il faut se pencher longtemps au-dessus pour en comprendre la profondeur. » Homme profondément marqué par son temps, moraliste du Grand siècle, penseur de la cour, Jean de La Bruyère (1645-1696) aura aussi été l’incarnation d’une forme de modernité. Cet homme de lettre, qui a vécu dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, a été un fervent défenseur des Anciens sur le plan littéraire, sans se borner à une simple critique de la nature humaine et des mœurs de la société. 

Avec Les Caractères, seule œuvre publiée de son vivant (en 1688), La Bruyère livre un ouvrage qui cherche tout autant à plaire qu’à instruire, s’inscrivant ainsi dans le courant du classicisme. Mais l’auteur est aussi considéré comme un précurseur des Lumières grâce aux portraits vivants et incarnés qu’il livre dans Les Caractères, qu’il s’agisse de personnages évoluant à la cour du roi Louis XIV, ou à la ville. 

La Bruyère ajoute à ces portraits des aphorismes et fragments qui donnent à son œuvre une dimension universelle et intemporelle. Les Caractères, ouvrage aussi philosophique que sociologique, où la satire et l’ironie allègent la morale, tient lieu de véritable mode d’emploi de l’homme de bien, toujours d’actualité, tant les thèmes qu’il aborde sont vastes et communs à tous. 

Qui est Jean de La Bruyère ?

Jean de la Bruyère naît le 16 août 1645 à Dourdan, dans une famille de petits propriétaires terriens reconvertis dans la fonction publique grâce à l’achat de charges. En 1665, il obtient une licence en droit à Orléans et se destine au métier d’avocat, qu’il ne semble pas avoir exercé cependant. Après avoir acheté une modeste charge de trésorier à Caen, La Bruyère s’installe à Paris, et y vit en célibataire rentier, « oisif et sans histoires » avec ses frères et sœurs. En 1684, après une ascension sociale qui lui permet de fréquenter l’aristocratie française, il obtient, grâce à Bossuet, de devenir le précepteur du jeune Louis de Bourbon, petit-fils du Grand Condé, puis de sa jeune épouse, Mademoiselle de Nantes, fille de Louis XIV et de Madame de Montespan. 

En 1687, La Bruyère est un homme de cour et évolue dans les cercles les plus proches de la monarchie. L’année suivante, il publie sa grande œuvre, Les Caractères ou Les Moeurs de ce siècle, en trois éditions successives (suivies de rééditions de 1689 à 1694 – il ajoutera des paraphes, notes et corrections). Le succès est immédiat.

Celui qui est désormais connu comme un célèbre moraliste du Grand Siècle participe à la Querelle entre les Anciens et les Modernes et s’attaque à ces derniers, soutenu par les dévots et par les jésuites. Par la suite, La Bruyère entre à l’Académie française en 1693. Enfin, au crépuscule de sa vie, il s’engage dans la lutte contre le quiétisme (doctrine de cheminement vers Dieu caractérisée par une passivité spirituelle). Il meurt subitement à Versailles,  le 11 mai 1696. Ses Dialogues sur le quiétisme seront publiés à titre posthume en 1699. 

La Bruyère et les dérives d’un siècle en mutation

Proche de Bossuet, La Bruyère s’inscrit dans le sillage de Montaigne, Pascal ou encore La Rochefoucauld. Ce penseur lettré de la fin du Grand Siècle, passera sa vie à prendre position contre la corruption des mœurs ; d’abord en défendant les thèses des Anciens, dont il prône l’imitation, puis par le biais de son œuvre didactique Les Caractères, dans laquelle il dépeint la nature humaine et ses travers.

En 1688, lorsque paraît la première édition des Caractères, Louis XIV a atteint la cinquantaine et, veuf, s’est remarié secrètement avec Madame de Maintenon. L’ambiance générale est à la dévotion, aux valeurs conservatrices et à la louange d’un ordre ancien. « Dans leur immense majorité, les meilleurs écrivains, clientèle des Grands, participent à ce chœur légaliste et religieux. Ils apportent à la monarchie et à ce nouveau rigorisme un vague soutien, par raison, par habitude ou par intérêt ». La Bruyère en fait évidemment partie : « Il affirme écrire pour conduire l’homme à Dieu et pour défendre le régime qu’il sert ». 

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Cet engagement explique les prises de position de La Bruyère dans la Querelle des Anciens contre les Modernes. Il s’attaque rapidement aux Modernes, menés par Fontenelle, Charles Perrault et ses pairs, qui soutiennent une politique « éclairée », les progrès de la technique et de la science. La Bruyère soutient alors les Anciens, c’est-à-dire Nicolas Boileau, Jean Racine, La Fontaine ou encore Bossuet, des doctes hellénistes. Dans la préface des Caractères, La Bruyère détaille sa thèse :

Ayons donc pour les livres des Anciens cette même indulgence que nous espérons nous-mêmes de la postérité […]. La nature se montrait en eux (les premiers hommes, ndlr) dans toute sa pureté et sa dignité, et n’était point encore souillée par la vanité, par le luxe, et par la sotte ambition.

La Bruyère, Les Caractères, Préface

Pour autant, La Bruyère est plus moderne que le portrait qu’on voudrait d’emblée dresser de lui. Car s’il sert le Prince, il fait aussi montre d’un progressisme qui lui vient de sa capacité à saisir les incohérences de l’ordre social ancien. « Ce n’est pas à tort que le siècle des Lumières l’a revendiqué comme précurseur : son intransigeance, sa générosité et sa lucidité l’ont doucement conduit à tourner le dos aux puissants aveugles et dégénérés et à ne plus accepter le malheur des pauvres et des obscures. » Combattant férocement, et avec une certaine véhémence, l’argent-Roi, comme la plupart des penseurs du XVIIIe après lui, il écrit dans Les Caractères :

Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une seule volupté qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre […]. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être hommes : ils ont de l’argent.

VI, 58

Les Caractères de La Bruyère

Dès la publication des Caractères ou Les Moeurs de ce siècle, que La Bruyère inscrit dans la continuation des Caractères de Théophraste (philosophe grec du IIIe siècle avant J.-C.), l’œuvre frappe par son style, son ton et sa profondeur. Cet ouvrage didactique, qui rassemble 420 aphorismes (à la façon de La Rochefoucauld ou de Pascal), s’inscrit dans le courant du classicisme tout en marquant la littérature par l’universalité de ses propos. 

Voici quelques aphorismes de La Bruyère, tirés des Caractères : 

  • « Le temps, qui fortifie les amitiés, affaiblit l’amour » (IV, 4)
  • « L’amour et l’amitié s’excluent l’un l’autre » (IV, 7)
  • « L’on veut faire tout le bonheur, ou, si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu’on aime » (IV, 39)
  • « Il n’y a pour l’homme qu’un vrai malheur qui est de se trouver en faute, et d’avoir quelque chose à se reprocher » (XI, 136)
  • « Ne songer qu’à soi et au présent, source d’erreur dans la politique » (XII, 87)

Le livre se décompose en seize chapitres, chacun d’entre eux traitant d’un grand thème et ayant pour but de dépeindre la société, les us et coutumes du siècle et, plus largement, la nature humaine (voir le tableau ci-contre).

Chapitre Intitulé Nbre d’éléments
1 Des Ouvrages de l’Esprit 69
2 Du Mérite Personnel 44
3 Des Femmes 81
4 Du Cœur 85
5 De la Société et de la Conversation 83
6 Des Biens de Fortune 83
7 De la Ville 22
8 De la Cour 101
9 Des Grands 56
10 Du souverain ou de la République 35
11 De l’Homme 158
12 Des Jugements 119
13 De la Mode 31
14 De Quelques Usages 73
15 De la Chaire 30
16 Des Esprits Forts 50

La Bruyère, a mi-chemin entre l’écrivain et le philosophe, tente par le biais de cet ouvrage gigantesque d’apporter une réponse à un monde qu’il considère comme imparfait. Le but de La Bruyère n’est pas de faire de l’esprit par le biais de vastes dissertations morales. Pour autant, le portrait qu’il peint de la société et des hommes de son temps n’est pas réaliste à proprement parler, mais l’auteur use de procédés stylistiques, tels que la métaphore ou l’allégorie, pour énumérer tous les signes qui créent une tendance ou un type.

Par exemple, l’auteur présente le monde comme un théâtre (theatrum mundi), où tout est destiné à être vu, exposé admiré. Il fustige l’usage de masques, d’atours artificiels dont se parent certains (notamment les courtisans), bref, tout ce qui a trait à la comédie sociale. Pour ce faire, l’auteur use de la satire, et parfois de l’absurde. « Le durable succès des caractères vient du rire des lecteurs […]. Tous les registres sont exploités pour mimer le ridicule des hommes ».

Une galerie de portraits

Dans ce vaste théâtre qu’est le monde, La Bruyère a placé ses comédiens : entre ses fragments, l’auteur dresse les portraits de « caractères types », souvent loufoques, fantoches et fantasques – à l’image des noms que leur donne La Bruyère, aux accents de comédie grecque (Pamphile, Philémon, Ménalque, Onuphre…). Dans ce répertoire de caractères, La Bruyère donne à voir des personnages-types (le maniaque, le distrait, le hâbleur narcissique…), afin de saisir l’homme incarné et d’illustrer ses aphorismes. 

Nous pouvons citer, entre autres, deux portraits en miroir, celui de Giton puis de Phédon, dans le chapitre VI, qui illustrent l’art descriptif et narratif de La Bruyère : 

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit […] Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit des talents et de l’esprit. Il est riche.

La Bruyère, Les Caractères

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre ; il dort peu, et d’un sommeil fort léger ; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l’esprit l’air d’un stupide […]. Il n’ouvre la bouche que pour répondre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu’il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie : il n’en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre.

Ibid

Parmi ces personnages dépeints avec ironie et originalité – surtout lorsqu’il s’agit de souligner leurs défauts –, La Bruyère nous livre le portrait de l’homme idéal du XVIIe siècle (c’est-à-dire celui qui ne reproduit pas tous les travers exposés dans ses autres portraits).

Mais attention, l’homme idéal n’est pas à confondre avec l’honnête homme, que La Bruyère décrit ainsi : « L’honnête homme tient le milieu entre l’habile homme et l’homme de bien. L’honnête homme est celui qui ne vole pas sur les grands chemins et qui ne tue personne, dont les vices enfin ne sont pas scandaleux. On connaît assez qu’un homme de bien est honnête homme ; mais il est plaisant d’imaginer que tout honnête homme n’est pas homme de bien. » (XII, Des jugements

Le critique littéraire Roland Barthes a reconnu dans La Bruyère un homme de son temps, capable de déceler dans l’observation de ses contemporains les vices et les erreurs sans brusquer l’ordre social, tout en étant un précurseur, notamment par le style :

La Bruyère sait bien que sa vision du monde est en quelque sorte déterminée par la révolution linguistique du début de son siècle, et au-delà de cette révolution, par sa parole personnelle, cette sorte d’éthique du discours qui lui a fait choisir le fragment et non la maxime, la métaphore et non le récit, le naturel et non le précieux. Ainsi s’affirme une certaine responsabilité de l’écriture, qui est en somme très moderne.

Roland Barthes, Essais Critiques, 1964

Nous n’avons pas de meilleure conclusion que celle-là même que fait La Bruyère pour son ouvrage : « Si on ne goûte point ces Caractères, je m’en étonne ; et si on les goûte je m’en étonne de même » (chapitre XVI). 

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Noémie Valtinao

Noémie Valtinao est journaliste après une formation en lettres classiques et littérature comparée.

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