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George Sand, Histoire de ma vie : commentaire de texte

Je connus donc pour la première fois le plaisir, étrange pour un enfant, mais vivement senti par moi, de me trouver seule, et, loin d’en être contrariée ou effrayée, j’avais comme du regret en voyant revenir la voiture de ma mère. Il faut que j’aie été bien impressionnée par mes propres contemplations, car je me les rappelle avec une grande netteté, tandis que j’ai oublié mille circonstances extérieures probablement beaucoup plus intéressantes.

Dans celles que j’ai rapportées, les souvenirs de ma mère ont entretenu ma mémoire ; mais dans ce que je vais dire je ne puis être aidée de personne.

Aussitôt que je me voyais seule dans ce grand appartement que je pouvais parcourir librement, je me mettais devant la psyché et j’y essayais des poses de théâtre ; puis je prenais mon lapin blanc et je voulais le contraindre à en faire autant ; ou bien je faisais le simulacre de l’offrir en sacrifice aux dieux, sur un tabouret qui me servait d’autel. Je ne sais pas où j’avais vu, soit sur la scène, soit dans une gravure quelque chose de semblable. Je me drapais dans ma mantille pour faire la prêtresse, et je suivais tous mes mouvemens. On pense bien que je n’avais pas le moindre sentiment de coquetterie : mon plaisir venait de ce que, voyant ma personne et celle du lapin dans la glace, j’arrivais, avec l’émotion du jeu, à me persuader que je jouais une scène à quatre, soit deux petites filles et deux lapins. Alors le lapin et moi nous adressions, en pantomime, des saluts, des menaces, des prières, aux personnages de la psyché. Nous dansions le bolero avec eux, car, après les danses du théâtre, les danses espagnoles m’avaient charmée, et j’en singeais les poses et les grâces avec la facilité qu’ont les enfans à imiter ce qu’ils voient faire. Alors j’oubliais complétement que cette figure dansant dans la glace fût la mienne, et j’étais étonnée qu’elle s’arrêtât quand je m’arrêtais.

Quand j’avais assez dansé et mimé ces ballets de ma composition, j’allais rêver sur la terrasse.

George Sand, Histoire de ma vie

George Sand est l’une des principales romancières françaises. Elle marque le XIXe siècle non seulement par ses œuvres, mais aussi par sa relation tumultueuse avec le compositeur Frédéric Chopin. Elle commence à l’âge de quarante-trois ans la composition d’une vaste œuvre autobiographique en vingt volumes, Histoire de ma vie. 

L’invitation au lecteur a valeur de programme et exprime la nature de son projet : « Ecoutez ; ma vie, c'est la vôtre. » L’auteur y raconte en particulier comment Aurore Dupin est devenue George Sand et comment elle a embrassé la carrière d’écrivain. L’extrait que nous étudions évoque un souvenir d’enfance, épisode dans lequel la romancière fait preuve de son imagination et de sa créativité.

En quoi pouvons-nous dire qu’il s’agit pour l’auteur d’un souvenir marquant ? C’est ce que nous étudierons, en montrant en quoi ce passage est caractéristique de l’autobiographie. Nous analyserons la découverte de la solitude et examinerons en quoi l’épisode est déterminant par rapport au développement ultérieur de l’enfant.

I - Un souvenir d’enfance, épisode clé de l’autobiographie

Dans ce passage de son autobiographie, Histoire de ma vie, George Sand évoque la première fois où elle est restée seule à la maison. Ce souvenir d’enfance l’a visiblement marquée. Son évocation détaillée est l’occasion de se présenter en petite fille et d’analyser ses émotions.

Les marques de l’autobiographie

Les marques autobiographiques sont nombreuses. Il s’agit tout d’abord du pronom personnel « je », omniprésent dans le texte. On note aussi l’adjectif possessif : « ma mère » ou encore « mon lapin ». Parmi les autres marques de l’autobiographie, on peut citer l’analyse psychologique et l’évocation de ses propres sentiments, que l’auteur cherche à retrouver. L’accent est mis sur l’expérience personnelle dès la première phrase du passage : « je connus ». 

De même, la thématique du souvenir tient une place importante. George Sand précise ainsi qu’elle se « rappelle [ses] propres contemplations avec une grande netteté. » Nous assistons donc à un témoignage décalé dans le temps, mais dont l’auteur affirme qu’il est particulièrement fiable.

La composition du passage présente une particularité : ainsi, dans le premier paragraphe, l’auteur évoque sa première expérience de la solitude : « je connus donc pour la première fois [...] le plaisir de me retrouver seule. » À l’inverse, le second paragraphe évoque les épisodes suivants de solitude. Le passé simple fait place à l’imparfait de répétition : « aussitôt que je me voyais seule ». La première expérience est donc suivie de vécus similaires, qui renforcent l’impression initiale et montrent le développement d’un rituel.

Une réflexion sur l’autobiographie

George Sand s’interroge aussi sur les conditions de son témoignage et questionne la fiabilité de la mémoire. En ce sens, elle nous livre une brève réflexion sur le genre autobiographique. Elle explique tout d’abord à son lecteur pour quelle raison ses souvenirs concernant un épisode somme toute banal sont si vifs. 

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Selon elle, c’est parce qu’elle a été « bien impressionnée par ses propres contemplations » qu’elle se souvient de nombreux détails concernant ses sentiments. À l’inverse, les faits eux-mêmes, les « mille circonstances » qui entourent l’événement, ont sombré dans l’oubli.

Pour George Sand, il faut que les souvenirs soient attachés à des émotions pour qu’ils demeurent vivants dans la mémoire. C’est la raison pour laquelle il lui reste des souvenirs de sa mère et des épisodes dans lesquels cette dernière est impliquée : « les souvenirs de ma mère ont entretenu ma mémoire ». 

Concernant l’épisode d’enfance qu’elle évoque dans notre passage, elle confie ne pouvoir « être aidée de personne ». Elle doit donc se fier à sa mémoire. Mais les émotions ressenties et l’importance de l’expérience contribuent à stimuler le souvenir.  

*

Dans ce passage de son autobiographie, Histoire de ma vie, George Sand raconte un épisode de son enfance : la découverte de la solitude. Elle interroge aussi la validité de la mémoire. Mais l’importance subjective de l’événement suffit à réveiller les souvenirs.

II - Une enfant découvre la solitude

L’expérience faite par George Sand est banale, mais l’écrivain parvient à donner à l’épisode un relief particulier, en mettant en valeur les sentiments  que cette expérience éveille en elle. Elle contribue ainsi à créer un récit animé et intense sur le plan émotionnel.

L’évocation de l’enfance

L’atmosphère dominante est celle du plaisir, cité dès la première phrase. On note aussi l’atmosphère volontiers ludique. George Sand évoque l’insouciance et les jeux de la « petite fille » qu’elle était lorsque sa mère l’a laissée seule dans le « grand appartement » pour la première fois. Comme nous l’avons vu, cette première expérience de la solitude est suivie par d’autres et ces moments de jeu solitaire deviennent une habitude ou une routine.

La partie centrale du récit évoque les jeux de la petite fille, en compagnie de son lapin : il s’agit tout d’abord de « poses de théâtre », de déguisements, lorsque l’enfant se drape dans « la mantille » afin de jouer à la prêtresse, ou encore d’activités ludiques imaginant une compagne face au miroir : « j’arrivais, dans l’émotion du jeu, à me persuader que je jouais une scène à quatre, soit deux petites filles et deux lapins. »

Le récit d’enfance permet par ailleurs à George Sand d’explorer son goût précoce pour la mise en scène et le théâtre. L’auteur nous présente une petite fille cultivée, passionnée par la musique et « les danses espagnoles ».

Une enfant différente des autres

Le lecteur se rend rapidement compte que l’enfant est différente des autres. George Sand l’affirme d’ailleurs dès le début du texte : son plaisir face à la solitude est « étrange pour un enfant ». Elle imagine une autre petite fille « effrayée » par l’absence de sa mère alors qu’en ce qui la concerne, elle éprouve « comme du regret en voyant revenir la voiture ». 

La notion de plaisir se retrouve au début du second paragraphe, lorsqu’elle se voit « seule dans le grand appartement ». On comprend que la petite fille attend ces moments de solitude avec une certaine impatience. Les références culturelles qui transparaissent dans les jeux suggèrent un intérêt pour la mise en scène et la musique. Ses centres d’intérêt sont atypiques pour une petite fille, plus proches de ceux d’un adulte, tout en se rattachant à l’enfance par la dimension ludique. 

L’imagination de l’enfant est en tout cas très développée et contribue à son plaisir. Elle se voit rapidement comme un personnage, « une figure dansant dans la glace » qu’elle peine à identifier comme étant la sienne. Le ton amusé de l’auteur, devenue adulte, est empreint de bienveillance à l’égard de la fantaisie de l’enfant. Le récit s’étend assez longuement sur les détails des jeux, scènes de sacrifice, « boléro » dansé avec le lapin, « pantomine, saluts, menaces, prières ». 

*

Entre imagination débordante et tendance aux rêveries, comme le suggère la dernière phrase du passage, George Sand dépeint une enfant fantasque, qui prend plaisir à ses jeux solitaires. Sa solitude n’en est pas vraiment une, d’ailleurs, puisqu’elle est peuplée de personnages que crée son mental.

III - Une expérience déterminante pour le développement de l’enfant

Pourquoi George Sand insiste-t-elle sur cet épisode autobiographique ? C’est ce que l’on peut se demander, même si le passage est plaisant en lui-même. Mais sa fonction dépasse évidemment la seule évocation d’une petite fille en train de jouer dans un appartement. Il s’agit pour l’auteur de témoigner de la naissance de sa vocation et des influences qui se sont exercées sur elle durant son enfance.

Le goût de la solitude

La petite fille a un goût certain pour la solitude. Nous avons vu que ce goût est atypique et que George Sand met immédiatement en valeur son originalité. On peut y voir le fondement de son originalité d’artiste. L’expérience qu’elle évoque est présentée comme si elle avait forgé sa vocation. 

Le lecteur comprend que la mère a l’habitude de laisser son enfant seule. La petite fille doit alors meubler cette solitude, ce qu’elle fait avec son animal de compagnie, un lapin blanc comme celui d’Alice. Etait-il réellement blanc, c’est difficile à dire. Toujours est-il que l’auteur nous donne un indice important, à travers le parallèle qu’elle suggère avec le conte de Lewis Carroll. Le lapin blanc est l’initiateur qui conduit aux mondes imaginaires. Ici, il semble s’agir d’un lapin bien vivant, puisque l’enfant se souvient qu’il lui faut le « contraindre » à participer aux jeux.

Le miroir joue lui aussi un rôle central : chez George Sand, tout comme chez Lewis Carroll. On note ainsi un champ lexical développé autour de cette thématique : « simulacre », tout d’abord, puis nous avons l’image de la « figure dansant dans la glace ». Le reflet fait naître des personnages imaginaires, que l’enfant prend parfois pour des compagnons réels.

Imaginaire et rêves : la naissance d’une romancière

En analysant son ressenti et ses émotions, George Sand nous donne accès à son univers intérieur, peuplé de personnages imaginaires. Ces personnages proviennent tout d’abord des influences s’exerçant sur l’enfant, que la mère emmène visiblement au spectacle de manière régulière. La petite fille a aussi des livres à sa disposition. La scène de la prêtresse vient ainsi soit de « la scène, soit d’une gravure ».

L’imagination, tout comme la rêverie, sont des facteurs de plaisir pour l’enfant. George Sand prend soin de signaler que si la petite fille se regarde dans la glace, ce n’est pas par « coquetterie ». Aux origines de la vocation littéraire, il y a l’imitation, puisque le texte évoque  « la facilité qu’ont les enfants à imiter ce qu’ils voient faire. » Néanmoins, le lecteur comprend bien que l’imitation ne serait rien si l’enfant n’était pas dotée d’une imagination débordante, qui transcende ses sources théâtrales ou musicales.

Le passage a donc une double fonction : il rapporte un épisode vivant de l’enfance de l’auteur ; il aide aussi à percevoir quelles sont les sources de son inspiration et comment la vocation d’artiste a vu le jour.

Conclusion

Dans ce passage, George Sand raconte un souvenir d’enfance et la découverte de la solitude. L’écrivain appréciait d’être laissée seule dans l’appartement familial. L’épisode est gai et enjoué. Il répond aux critères de l’écriture à caractère autobiographique. Mais surtout, il permet au lecteur de comprendre comment George Sand a développé son imagination. L’extrait explique l’attirance de l’écrivain pour toutes les formes d’art, en particulier la musique, qui tient d’ailleurs une place centrale dans la vie et l'œuvre de la romancière. Nous assistons aussi à sa capacité à créer des personnages et à vivre dans un univers de fiction, dont elle orchestre les règles.

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