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Balzac, Le père Goriot, la pension Vauquer : commentaire de texte

Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d’une salle où l’on a dîné ; elle pue le service, l’office, l’hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu’y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l’être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd’hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d’assiettes en porcelaine épaisse, à bord bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses de chaque pensionnaires. Il s’y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l’appétit, toutes encadrées en bois noir verni à filets dorés ; un cartel en écaille incrustée de cuivre ; un poêle vert, des quinquets d’Argand où la poussière se combine avec l’huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu’un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie ; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n’a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n’a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.

Balzac, Le Père Goriot

Maître incontesté du Réalisme, Balzac a composé une œuvre monumentale, la Comédie humaine, un cycle de romans destiné à témoigner de la société française de son époque. L’écrivain parle de « faire concurrence à l’état-civil ». Le Père Goriot est l’un de ses romans les plus connus. Balzac y décrit l’apprentissage social du jeune ambitieux Eugène de Rastignac. Le roman évoque aussi la figure du Père Goriot, négligé par ses filles et obligé d’habiter la sinistre pension Vauquer.

Dans le passage que nous allons commenter, Balzac se livre à une description réaliste et sans concession des lieux. L’extrait est tiré de l’incipit du roman et est considéré comme un modèle de description réaliste. Comment l’évocation de la pension permet-il à l’auteur de pressentir la nature des personnes qui y vivent ? C’est ce que nous allons voir en nous intéressant aux aspects réalistes de la description. Nous verrons ensuite comment l’auteur dépasse les limites de l’objectivité pour explorer les relations entre ses personnages et leur environnement.

I - Une description réaliste typique

Grand mouvement littéraire de la première moitié du XIXe siècle, le réalisme a pour but de reconstituer la réalité sans prendre position, dans une perspective qui se veut documentaire. Très rapidement, les écrivains se heurtent aux limites de l’objectivité et développent, à l’image de Balzac, des techniques permettant d’aller plus loin dans la quête du sens. La description de la pension Vauquer s’inscrit dans cette problématique.

La description sans concession d’un lieu répugnant

Balzac porte sur les lieux un regard extérieur. Le texte s’organise comme si l’auteur nous invitait à suivre les pas d’un nouveau venu, qui découvre la pension. L’auteur commence par un aperçu du salon, avant de conduire son lecteur dans la salle à manger, plus répugnante encore que la pièce précédente, ce qui ménage un effet de gradation : « si vous le compariez à la salle à manger [...], vous trouveriez ce salon élégant ». 

Pour élaborer une description réaliste, Balzac fait appel aux sens. C’est tout d’abord l’odorat qui est agressé par « une odeur sans nom dans la langue ». Dans la mesure où les Réalistes veulent développer une démarche scientifique, la première phrase de la description a une importance particulière : Balzac nomme le phénomène, qu’il identifie comme une « odeur de pension ». La seconde phrase donne des précisions, grâce à une énumération : « le renfermé, le moisi, le rance ». 

La constation des sensations olfactives est suivie des conséquences, dans une approche qui se veut, une fois encore, rationnelle, mais qui annonce déjà le dépassement de la seule objectivité raliste : « elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ». Là encore, Balzac procède à une énumération, avec trois propositions indépendantes juxtaposées et l’anaphore de « elle ». La conclusion arrive rapidement : « elle pue ». La seconde partie de la description, consacrée à la salle à manger, s’appuie quant à elle plutôt sur les notations visuelles.

La tentative de l’objectivité

Les Réalistes, nous l’avons dit, veulent faire œuvre documentaire. Ils veulent garder la trace de phénomènes sociaux. Balzac identifie lui-même son objet d’étude, à la fin du passage : il s’agit d’analyser le « règne » de « la misère » et de donner un aperçu de l’habitat des pauvres gens, qui ne peuvent se permettre d’être propriétaires à Paris ou de louer un appartement décent.

Fidèle à son projet, l’écrivain commence son texte sur une tentative de description objective. Mais il reconnaît assez vite que c’est une entreprise pour ainsi dire impossible, ce dont témoignent les conditionnels : « il faudrait » ou « peut-être pourrait-elle se décrire ». Balzac tente d’être neutre et il utilise à cette fin des tournures passives ou impersonnelles. Ainsi, « cette salle fut jadis peinte », « dans un angle est placée une boîte à cases », la salle « est plaquée de buffets gluants ». 

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Le Réalisme s’oppose à l’idéalisation romantique. On l’observe bien dans la description de la pension Vauquer, qui se focalise sur les aspects négatifs. Balzac cherche à reproduire les lieux comme ils sont, même si l’endroit est horrible. L’approche est, nous l’avons dit, volontairement scientifique et détachée, voire clinique. Il n’est donc pas surprenant qu’il compare la pension à « l’hospice ». De plus, l’auteur utilise une métaphore empruntée à la médecine, en parlant d’ « atmosphères catarrhales » et évoque l’hospice des Incurables. 

Balzac souligne la difficulté de la tâche qu’il s’est fixé, tout en formulant une hypothèse de travail : « peut-être pourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes ». 

L’importance des sensations physiques

Nous avons vu que l’objectivité vient du regard externe, avec une description présentée comme émanant d’un nouveau venu. Mais l’objectivité réaliste est aussi assurée par l’importance des sensations physiques mentionnées dans le texte. 

L’odorat est fortement sollicité au début de la description. La vue joue quant à elle un rôle majeur. L’observateur recense les objets à la manière d’un inventaire. On note aussi des impressions tactiles, par exemple à travers l’humidité. Concernant le sens du toucher, la pension est tellement sale, avec des « buffets gluants » ou de la « poussière », que le narrateur n’a à aucun moment l’envie de tester. 

Cette impression est rapidement partagée avec le lecteur chez qui Balzac cherche à provoquer une réaction de rejet. En d’autres termes, l’écrivain utilise un artifice pour dépasser la seule objectivité et entraîner un jugement subjectif. On notera qu’à son habitude, Balzac implique le lecteur dans le texte, en le prenant à témoin, comme le montrent les pronoms de la deuxième personne : « vous trouveriez, vous y verriez ». Il dialogue par ailleurs avec son public, lorsqu’il évoque les lecteurs, « gens pressés, qui ne lui « pardonneraient pas » une description trop longue, qui serait cependant nécessaire.

*

Balzac se livre ici à une description en apparence réaliste d’un lieu sordide, la pension Vauquer. Il donne ainsi le ton de son roman, centré sur la question de l’argent et de la pauvreté. Mais la démarche d’inventaire le conduit assez rapidement à dépasser la seule approche objective.

II - De l’inventaire des objets au dépassement de l’objectivité

Balzac projette sur les lieux le regard d’un nouvel arrivant dans la pension Vauquer. Mais le lecteur comprend peu à peu qu’il s’agit plutôt d’un artifice réaliste que d’une véritable découverte objective. En effet, l’auteur livre un inventaire tellement complet et avec un tel foisonnement de détails qu’aucune personne arrivant à la pension n’aurait pu tout retenir.

L’inventaire des objets

Balzac adopte la technique de l’inventaire. La description est composée en grande partie d’énumérations, par exemple « carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. » La précision de l’observation va jusqu’à indiquer la manufacture de porcelaine. On peut citer aussi la longue énumération scandée par des points virgules, de « baromètre à capucin » jusqu’à « dont le bois se carbonise ». 

L’écrivain emploie encore une énumération pour faire l’inventaire des caractéristiques des objets : « vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant », à propos du mobilier. Tout est indiqué, les couleurs, les matières, l’origine. Balzac a un souci d’exhaustivité.

La technique de l’inventaire est utilisée dans le but de justifier l’approche scientifique et de montrer que la démarche est rigoureuse. On peut cependant se demander comment les lecteurs peuvent percevoir cette technique. Balzac lui-même la conçoit comme lassante à la fin du passage, ou plutôt, comme susceptible de lasser, puisque lui-même semble passionné. Toujours est-il que l’accumulation d’objets, en tant que procédé de style, donne des informations précieuses sur l’histoire du lieu, avec des strates qui semblent presque archéologiques.

De l’objectivité au jugement

L’inventaire suggère un bric à brac de très mauvais goût, un entassement d’objets sans cohérence entre eux, le tout sale et négligé. D’autres indices marquent le dépassement de l’objectivité vers une attitude de jugement, voire de condamnation. Ainsi, l’auteur invite son lecteur à une comparaison entre les deux pièces, ce qui conduit inévitablement à un jugement de valeur, au profit du salon. Néanmoins, le champ lexical mélioratif, qui renvoie au raffinement, avec « salon, élégant, parfumé ou boudoir », est ironique. L’évocation annonce aussi le portrait de Madame Vauquer, quelques pages plus loin. Le salon de la pension constitue sans doute son « boudoir ». 

Balzac ponctue son texte de plusieurs modalisateurs, comme « eh bien » ou « peut-être ». Ces termes permettent de souligner l’ironie. La volonté finale de ne pas vouloir rallonger la description pour ne pas lasser les lecteurs est elle aussi ironique On peut même y voir une prétérition, puisque Balzac annonce qu’il refuse de parler du sujet, alors qu’il est précisément en train de le faire depuis le début du passage.

Il s’agit aussi d’une remarque visant à anticiper les critiques à venir de la part des lecteurs qui le trouveraient trop long et qui ne comprennent pas les fonctions centrales de la description réaliste. 

Une déformation de la réalité

Enfin, Balzac, tout en faisant semblant de se livrer à une description objective, tend à déformer la réalité. Les hyperboles parcourent le texte et contribuent à accentuer son pouvoir sur le lecteur. Le lieu, avec sa « crasse », est étouffant, voire inquiétant, et on y voit « se dessiner des figures bizarres ». Le dégoût domine dans la salle à manger, où les « gravures exécrables [...] ôtent l’appétit. »

La description verse peu à peu dans une dimension fantastique, puisqu’on y rencontre des « meubles indestructibles », donc très anciens, d’un autre temps. L’adjectif « proscrits » donne à l’ensemble une connotation politique et historique, au même titre que la comparaison avec des « débris de la civilisation ». Balzac suggère qu’il s’agit d’un lieu où les pensionnaires sont en exil et qu’ils font l’objet d’une exclusion sociale.

*

L’évocation de la pension Vauquer est loin d’être totalement objective, mais le talent de Balzac lui permet de transcender les règles du roman réaliste, afin de présenter le cadre de son intribue et d’annoncer l’entrée en scène de ses personnages.

III - Une description à fonction d’exposition

La description des deux pièces a une fonction d’exposition, au sens théâtral du terme : Balzac prépare l’arrivée sur scène de ses personnages, habitants de la pension Vauquer. Il éveille aussi la curiosité du lecteur concernant la propriétaire des lieux, qui n’entreprend visiblement rien pour améliorer la situation.

La fonction de la description

Nous avons vu que Balzac lui-même questionne la fonction de la description réaliste. Quel est alors la place de l’évocation de la pension Vauquer dans l’économie du roman ? On pourrait prendre le passage pour un moment statique, où la narration est bloquée. L’intrigue ne peut se mettre en place. Les « gens pressés », lecteurs peu attentifs, attendent de l’action, ce qui constitue pour eux l’essentiel d’un roman. Balzac ne partage pas cet avis. 

La description fait partie de la narration dans le roman réaliste, ou plutôt, elle dialogue avec les passages de récit. En décrivant le salon et la salle à manger, l’écrivain entraîne son lecteur à la découverte des principes réalistes. Il éduque en quelque sorte son regard et éveille son attention au message des lieux et des objets. Il le prépare à percevoir l’influence réciproque de l’environnement et du sujet.

Ainsi, les deux pièces ne sont pas décrites pour le seul plaisir de décrire. Balzac recrée un univers spécifique, qui annonce et explique le caractère des pensionnaires. La description a une fonction d’analyse psychologique.

L’influence du milieu dans la pensée réaliste

Les Réalistes s’inspirent dans leurs romans de la théorie de l’influence réciproque de l’humain et du milieu. On voit qu’ils sont attachés à une approche qui se veut scientifique. C’est le cas de Balzac. Il s’inspire d’ailleurs du biologiste G. de Saint-Hilaire, père de cette théorie, auquel il dédie son roman.

Il reste à Balzac à passer de la biologie au roman sociétal. Toute la Comédie humaine témoigne d’une relation privilégiée entre le cadre, l’environnement et les personnages qui y vivent. On peut parler d’une forme de déterminisme, puisque les lieux exercent une influence sur les êtres humains, tandis que l’inverse est également vrai. 

Ainsi, si les pièces sont humides, c’est que Madame Vauquer, la propriétaire, ne chauffe et ne ventile pas assez. La graisse, plusieurs fois mentionnée puisqu’elle s’est déposée sur les meubles, évoque une cuisine lourde et indigeste. Le lecteur comprend en tout cas qu’il entre dans un lieu de pauvreté, voire d’exclusion.

Les objets témoignent des êtres

Décrire les objets revient finalement à décrire les êtres. Non pas leur physique, mais leur psychologie et leur situation sociale. Pour être conforme à l’approche réaliste, il convient d’être objectif. L’écrivain ne peut en principe pas faire le portrait moral de ses personnages sans déroger à cette objectivité en se montrant omniscient.

Balzac contourne cette difficulté en s’appuyant sur les lieux et les objets, qu’il utilise comme reflet des êtres vivants. La description introduit donc un effet d’attente, en annonçant la venue des pensionnaires. Balzac suggère qu’il va se consacrer à une société misérable. La personnification des objets contribue à l’assimilation aux personnes. On le voit à l’utilisation des actifs : les chaisons sont qualitifées « d’estropiées », les paillassons sont « piteux », les charnières « défaites » et les chafferettes « misérables ». 

La conclusion de la description débute par « enfin », qui annonce ce qu’il faut retenir du passage. Le relevé des indices dans les deux pièces permet de déduire « une misère sans poésie ». Le mot « misère » est répété, pour montrer son importance. Balzac la qualifie d’ « économe, concentrée » et « râpée », revenant par là à la technique de l’énumération. De même, la dernière phrase est destinée à rester dans les mémoires, avec sa structure en parallélisme et l’anaphore de « si ». 

Conclusion

La description de la pension Vauquer ne se réduit pas à l’évocation d’un lieu clé du roman, qui sert de cadre à l’histoire. Balzac explore dans ce passage les relations déterministes entre l’environnement et les personnages. Plus loin dans le roman, il écrit, présentant Madame Vauquer : « toute sa personne explique la pension comme la pension implique sa personne. » Cet extrait du Père Goriot constitue en tout cas un excellent exemple de la description réaliste et de ses fonctions. La dimension documentaire est dépassée, voire transfigurée par l’imagination de l’écrivain.

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