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« Ventre affamé n'a point d'oreilles » : signification et origine du proverbe

ventre affamé n'a point d'oreilles

« Ventre affamé n'a point d'oreilles » : quelle formule étrange, tout de même, qui tient à la fois d'une personnification et d'une lapalissade ! Parce que, assurément, serait-on tenté de dire, qu'un ventre n'ait pas d'oreilles, jamais - et cela qu'il soit, d'ailleurs, affamé ou repu-, qui songerait à le nier ? 

Origines du proverbe « Ventre affamé n'a point d'oreilles »

Si vous appréciez les formules qui ont une longue et riche histoire qu'on peut suivre au travers des siècles, la biographie du proverbe « Ventre affamé n'a point d'oreilles » ne peut que vous captiver ! En effet, s'il est hors de doute que c'est grâce à une fable de Jean de La Fontaine que nous employons encore aujourd'hui ce proverbe, il faut néanmoins remonter jusqu'à l'Antiquité pour en trouver l'origine.

La fable en question n'est pas parmi les plus connues du grand fabuliste du XVIIe siècle, mais elle ne manque pas d'attraits : comme souvent chez La Fontaine, on assiste à un échange entre deux animaux, dont l'un se prépare à croquer l'autre, « sans autre forme de procès », comme il est dit en conclusion d'une autre fable. Ici, la discussion oppose deux oiseaux : la proie est un rossignol, qui tente de convaincre son prédateur, un milan - grand rapace diurne - , que, vu son tout petit gabarit, celui-ci fera un bien maigre repas et que, au lieu de le manger, il aurait tout intérêt à profiter de son chant dont s'émerveillent les rois eux-mêmes. Oui mais voilà, le milan a très faim... 

LE MILAN ET LE ROSSIGNOL

Après que le Milan, manifeste voleur,
Eut répandu l'alarme en tout le voisinage
Et fait crier sur lui les enfants du village,
Un Rossignol tomba dans ses mains, par malheur.
Le héraut du printemps lui demande la vie :
« Aussi bien que manger en qui n'a que le son ?
Écoutez plutôt ma chanson ;
Je vous raconterai Térée et son envie.
— Qui, Térée ? est-ce un mets propre pour les Milans ?
— Non pas, c'était un Roi dont les feux violents
Me firent ressentir leur ardeur criminelle :
Je m'en vais vous en dire une chanson si belle
Qu'elle vous ravira : mon chant plaît à chacun. »
Le Milan alors lui réplique :
« Vraiment, nous voici bien : lorsque je suis à jeun,
Tu me viens parler de musique.
— J'en parle bien aux Rois. — Quand un roi te prendra,
Tu peux lui conter ces merveilles.
Pour un Milan, il s'en rira :
Ventre affamé n'a point d'oreilles.

Jean de La Fontaine, Fables, IX, 17 (1671)

En restituant dans son dernier vers le proverbe « Ventre affamé n'a point d'oreilles » , La Fontaine n'a fait qu'accommoder à sa sauce moralisatrice (à savoir : c'est peine perdue de vouloir parler musique à quelqu'un qui a le ventre creux) une formule qui se trouvait déjà chez Rabelais sous la forme « Le ventre affamé n’a poinct d’aureilles » (III, 15) (cf. aussi les chapitres  LVII et LXIII du Quart Livre). 

Lequel Rabelais faisait lui-même déjà référence à un proverbe courant au XVIe siècle : « Ventre jeun n'oit pas chacun », où il est intéressant d'observer qu'il n'était pas encore fait mention d'« oreilles », mais simplement du vieux verbe ouïr, entendre, qui fera bien plus tard les délices d'un Raymond Devos (« Ce que nous oyons, l'oie l'oit-elle ? ») !

Mais ne nous attardons pas au XVIe siècle, car il faut encore poursuivre notre remontée du temps jusqu'à l'Antiquité pour trouver ce qu'on considère comme la première attestation du proverbe « Ventre affamé n'a point d'oreilles ». 

Ici, changement de décor : plus d'oiseaux ni de Panurge ou Pantagruel, puisque nous pénétrons dans la sphère politique. Le philosophe Plutarque (46-125) nous fait revivre la scène dans ses Vies parallèles, et plus particulièrement dans la Vie de Caton (234-149) :

« Un jour que le peuple romain réclamait instamment et hors de propos une distribution de blé, Caton, essayant de l'en détourner, commença ainsi son discours : « Citoyens, il est difficile de parler à un ventre qui n'a point d'oreilles. » (239)

Plutarque, Vie de Caton

Signification du proverbe « Ventre affamé n'a point d'oreilles »

Il en va du sens du proverbe «  Ventre affamé n'a point d'oreilles » comme de ses attestations : plusieurs niveaux se superposent. 

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Ventre affamé n'a pas d'oreilles, Daumier, Honoré, 1808-1879

Ainsi, quand l'austère Caton lâche la formule face au peuple romain affamé qui réclame à cor et à cri une ration de blé supplémentaire, c'est pour déplorer que lui, qui incarne l'idéal moral de l'ancienne Rome, tout de retenue et de frugalité, ne puisse plus atteindre par ses nobles discours un peuple qui n'a pour souci grossier que de se remplir la panse ! Selon Caton, « Venter auribus caret » (un ventre n'a pas d'oreilles) : par métonymie, le peuple obnubilé par sa faim est donc assimilé à son ventre, devient un ventre

Ainsi donc, le proverbe « Ventre affamé n'a point d'oreilles » impose l'image d'une personne qui, en proie au souci de contenter son appétit, devient sourde à tout ce qu'on peut lui dire. En d'autres termes, il ne sert à rien d'essayer de discuter avec un affamé, d'essayer de le convaincre de quelque chose, de l'avertir d'un danger, ou de vouloir faire entendre raison à quelqu'un qui est dans la nécessité d'assouvir ses besoins vitaux. 

Plus largement encore -mais là, on est très loin du rigoureux Caton qui stigmatisait son mauvais public-, faim et soif sont des priorités absolues qu'il faut contenter avant de tenter d'instaurer un quelconque échange.

Exemples d'usage du proverbe « Ventre affamé n'a point d'oreilles »

Le proverbe «  Ventre affamé n'a point d'oreilles » a cours dans d'autres pays, comme chez les Anglais :  A hungry belly has no ears, ou les Italiens : Ventre digiuno non ode nessuno, ou encore les Espagnols : Estómago hambriento no tiene oidos

Un proverbe serbe en prend le contre-pied et renouvelle son interprétation : « Ventre affamé a des oreilles ; ventre rassasié n'en a pas » (sous-entendu : quand on a grand besoin de quelque chose, on est aux aguets, attentif à tout, d'une attention aiguisée par son besoin ; en revanche, dès qu'on a obtenu de quoi se contenter, on se moque bien de tout ce qu'on pourra nous dire!)

L'écrivain Alphonse Allais (1854-1925) en propose, quant à lui, un prolongement humoristique : 

« Ventre affamé n'a pas d'oreilles, mais il a un sacré nez ».

Alphonse Allais

Le 14 septembre 2020, la journaliste-humoriste Charline Vanhoenacker s'écriait dans l'émission ''Par Jupiter'', sur France Inter : « Voici la citation du jour : « Ventre affamé n'a point d'oreilles. Du coup, c'est galère pour mettre le masque. » 

Sur le fond de sa déclaration à l'Assemblée nationale, Édouard Philippe entre dans le concret mais j'ai trois reproches. Quand on veut mobiliser une opinion publique confinée, il faut tracer un chemin d'espoir. Français confiné n'a pas d'oreilles, ai-je envie de dire pour détourner une expression connue (Ventre affamé n'a pas d'oreilles, NDLR).

Interview de Roger Karoutchi, www.lepoint.fr, 2-05-2020

Comme pour illustrer l’adage “Ventre affamé n’a point d’oreilles”, l’insécurité alimentaire, en plus de fragiliser les populations, est également un facteur de déstabilisation plus globale.

www.huffingtonpost.fr, 9-10-2020

C'est dans ce bienheureux centre où si le ventre affamé qui n'a point d'oreilles pouvait parler, il dirait bien, n'en déplaise aux puissances de la terre, que messieurs les chartiers savourent des plaisirs dont les rois et les princes ne sont pas capables.

Théophile de Viau, Libertins du XVIIᵉ siècle, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1998

L'esclandre eut le mérite de faire arriver la patronne. Je sens qu'on a faim, ici, dit-elle. Ventre affamé n'a point d'oreilles mais a du coffre.

Dominique Noguez, Les Martagons, 1995

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Sylvie Brunet

Sylvie Brunet

Sylvie Brunet, auteure de nombreux livres sur la langue française, est "parémiologue", c'est-à-dire qu'elle étudie les proverbes. Elle nous livre ici tous les secrets de nos proverbes préférés.

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Commentaires

BENAICHA

J’aime bcp votre proverbe.

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