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Louis-Ferdinand Céline : vie et œuvre

Louis-Ferdinand Céline

« Je ne sais pas qui est Louis-Ferdinand Céline », écrit Georges Altman, journaliste, résistant et homme politique dans sa critique de Voyage au bout de la nuit, parue dans la revue littéraire Monde (revue tenue avec Henri Barbusse). Louis-Ferdinand Destouches (1894-1961) est encore inconnu du milieu littéraire lorsque son premier roman paraît en 1932 aux éditions Denoël & Steel. Il est pour le moment « un médecin connu qui fut chargé, à plusieurs reprises, d’enquêtes missions importantes par la Société des Nations », peut-on lire dans l’édition du 13 novembre 1932 du journal Le Matin.

Aujourd’hui, rares sont ceux qui ignorent ce nom, et tout aussi rares sont ceux qui n’en pensent rien. Céline est l’un des écrivains les plus scandaleux du XXe siècle, scandaleux dans sa langue, qu’il fait claquer et sortir de ses carcans classiques, et scandaleux dans sa vision pessimiste de l’homme, qu’il voue aux gémonies, sans lui offrir la moindre chance de rédemption. 

Ce Rabelais de l’entre-deux-guerre – il est traumatisé par une blessure lorsqu’il combattait encore tout jeune en Flandre-Occidentale –, ce monstre sacré de la littérature moderne affiche un furieux et véhément refus du monde, à coup d’élisions blasphématoires, de ponctuation saccadée, de césures et de termes sortis du caniveau. Toute l’oeuvre célinienne est une « déclaration de guerre permanente à la vacherie universelle », résume l’écrivain Jean-Louis Bory.

Qui est Louis-Ferdinand Céline ? 

Louis-Ferdinand Destouches (qui prend plus tard le nom de sa grand-mère maternelle, Céline Guillou), naît le 27 mai 1894 à Courbevoie, dans un milieu démuni. Il est issu d’une famille de petits commerçants et d’artisans. La famille s’installe plus tard à Paris, passage Choiseul, dans le quartier de l’Opéra, une « cloche à gaz » dit Céline, où l’écrivain passe toute son enfance. Il reçoit une éducation très sommaire, entre deux voyages linguistiques en Allemagne et en Angleterre et des petits boulots. 

« Je n’ai pas eu de jeunesse », se souvient Céline dans une lettre. L’écrivain nous fait part d’une enfance plus misérable qu’elle ne l’a été dans son second roman, Mort à crédit (publié en 1936). En réalité, son enfance a manqué de charme, confinée à une découverte en solitaire d’un monde éclairé par la morale étriquée de ses deux parents.

Le père de Céline, Ferdinand, était antisémite, grand lecteur de La Patrie :

Nul doute qu’il n’ait été quotidiennement chez [Céline] une caisse de résonance de l’antisémitisme ambiant dans la société française du temps : l’enfance de Céline coïncide pratiquement d’un bout à l’autre avec la durée de l’affaire Dreyfus.

Henri Godard, Céline

En 1912, le jeune Céline a 18 ans et s’engage par devancement d’appel. Il est promu maréchal des logis en 1914 et part combattre en Flandre-Occidentale où il reçoit une sévère blessure au bras (on peut trouver quelques traces de ces épisodes dans Voyage au bout de la nuit, publié en 1932, Casse-pipe, en 1949, et Guerre, publié à titre posthume en 2022). Il reçoit la Croix de guerre et la Médaille militaire mais est déclaré inapte au combat. Cette expérience fait de Céline un pacifiste, antimilitariste et accroît sa vision pessimiste du monde.

Après la guerre, Céline épouse Edith Follet, de laquelle il a une petite fille. En 1919, il passe le baccalauréat et, en 1924, obtient son diplôme de médecin. Dans le cadre de sa carrière de praticien, il voyage en Afrique et aux Etats-Unis et s’intéresse particulièrement à combattre la tuberculose.

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Il s’installe finalement en banlieue parisienne et est engagé au dispensaire de Bezons (dans le Val d’Oise). Entretemps, en 1926, il rencontre Elizabeth Craig, une danseuse américaine qu’il surnomme l’impératrice et qu’il considère comme l’amour de sa vie. Leur histoire d’amour est de courte durée : il part la rejoindre en Californie et découvre qu’elle s’est mariée. C’est à elle qu’il dédicace son chef-d’œuvre et premier roman, Voyage au bout de la nuit.

Le génie controversé de Voyage 

Couverture Voyage
Couverture de la première édition du Voyage au bout de la nuit

La publication de Voyage au bout de la nuit, en 1932, est une véritable bombe dans le paysage littéraire de l’époque. La critique parle d’un roman d’une grande violence, torpille un langage considéré comme ordurier, quand d’autres y décèlent une sensibilité bouleversante et reconnaissent un style révolutionnaire et une compassion nouvelle pour les victimes, les plus faibles, les laissés pour compte.

Peu de temps après, en 1936, Céline publie Mort à crédit, dans lequel il revient sur son enfance. Le roman ne rencontre pas le même succès immédiat que le premier livre de l’écrivain – qui remporte le Renaudot –, mais reste l’un des principaux ouvrages de l’écrivain.

A la suite de cette publication, Céline est raillé par la plupart des écrivains qui s’en prennent toujours à son style : un lexique populaire, souvent emprunté à l’argot, une phrase déstructurée. Ce « pessimiste radical », qui étrille les hommes, n’est pas reconnu par ses pairs et cette réception touche l’écrivain au cœur.

Il cesse pour un temps sa production romanesque et s’attache à l’écriture de pamphlets, dans lesquels il poursuit le démembrement chirurgical de la nature humaine, basse, vile, toujours prête à faire la guerre. Ainsi, le 26 décembre 1936, il publie Mea culpa, une prédiction apocalyptique selon laquelle l’optimisme est une imposture. En effet, les hommes, tous égoïstes, ne seront jamais capables d’amélioration. 

C’est à la fin des années 1930 qu’il se lance dans la rédaction des tristement célèbres pamphlets antisémites : Bagatelles pour un massacre, en 1937 et L’École des cadavres, en 1938. Dans une lettre au docteur Walter Strauss, il écrit : « Je viens de publier un livre abominablement antisémite, je vous l’envoie. Je suis l’ennemi no 1 des juifs. » En 1939, Céline et son éditeur Robert Denoël décident de retirer les pamphlets des ventes. Plus tard, l’écrivain reniera ces écrits.

N’en reste pas moins que Céline nourrit des liens ambigus avec les acteurs de la collaboration en France. Il est même accusé d’être « un agent d’influence nazi ». C’est la raison pour laquelle, vers la fin de la guerre, peu avant la Libération, Céline et sa future femme Lucette (une danseuse qu’il épouse en 1943) quittent à la hâte leur appartement parisien de Montmartre (l’écrivain y laisse des manuscrits – dont Guerre et Londres, deux romans publiés à titre posthume en 2022 – qui seront volés, perdus, puis retrouvés en 2021, donnant lieu à une véritable saga littéraire, voir l’article du Monde sur le sujet).

Les deux époux en cavale et leur chat Bébert se réfugient à Sigmaringen, en Allemagne, en ayant confié deux manuscrits, Guignol’s band II et Casse-pipe à sa secrétaire. Ce voyage, réalisé fin octobre 1944, Céline le rapporte dans son roman Rigodon, publié en 1969, aussi à titre posthume. Il s’installe dans le château médiéval de Sigmaringen, fréquenté de même par quelques familiers du gouvernement de Vichy. Il relate ces épisodes dans D’un château l’autre, publié en 1957. 

En 1945, Céline et sa femme obtiennent un visa pour le Danemark, où ils poursuivent leur exil, réfugiés chez une amie. En 1950, lors de l’épuration, Céline est condamné par contumace pour collaboration à une année de prison, à une amende, à la confiscation de la moitié de ses biens et à l’indignité nationale. Cette année de prison, Céline l’a déjà effectuée au Danemark, au cours de l’année 1945.

A son retour en France l’année suivante, la réputation de Céline est au plus bas : il est boycotté par la grande majorité du monde littéraire. Ce qui ne l’empêche pas de signer un contrat à cinq millions de francs avec Gaston Gallimard (son éditeur Robert Denoël ayant été assassiné entretemps). Il publie alors Féerie pour une autre fois en 1952, puis Normance en 1954.

Céline passe les dernières années de sa vie cloîtré à Meudon, recevant peu, écrivant beaucoup. Il ne renoue avec le succès qu’à partir de 1957, lors de la parution de sa trilogie allemande dans laquelle il revient sur son exil (D’un château l’autre, Nord en 1960, et Rigodon). Il meurt à son domicile en 1961.

L’œuvre de Céline

Lorsqu’il parle de ses romans, Céline évoque sa « petite musique », celle qu’il crée lorsqu’il opère le transfert de la langue parlée en langue écrite. C’est la principale caractéristique de son œuvre, cette déstructuration du langage, forme d’épuration de ses carcans classiques. Il applique ce renouvellement à toutes les couches de la création romanesque : qu’il s’agisse de la narration du roman, du lexique, de la peinture de la nature humaine… 

La publication de Voyage fut le premier scandale d’une vie pavée de dérapages moraux et littéraires. Mais Céline soutient que c’est là la vocation de la littérature : elle se doit d’inquiéter. L’œuvre doit être dérangeante, elle est une provocation, un chamboulement des idées conformistes. Les œuvres de Louis-Ferdinand Céline sont essentielles en cela qu’elles ont renouvelé la conception de la littérature par leur violence. 

Voyage au bout de la nuit

C’est l’œuvre la plus célèbre de Louis-Ferdinand Céline. Cette robinsonnade, dans laquelle s’entremêlent des éléments autobiographiques, une critique acerbe de l’époque (de la guerre, en particulier), est portée par un anti-héros, Bardamu, et son double, sorte d’alter-ego (une figure qui revient souvent dans les romans de Céline), Robinson.

Bardamu, c’est littéralement celui qui porte le « barda », c’est-à-dire les bagages du soldat, mais aussi, métaphoriquement, le poids d’une existence déterminée par la mort et qui ne change pas. Ce constat, qui traverse tout le roman et les péripéties de Bardamu, de la Place de Clichy où débute le récit, jusqu’en Amérique, en passant par l’Afrique, confère au roman un ton pessimiste dans lequel on décèle une violente pulsion de mort.

La rédaction de Voyage au bout de la nuit a lieu dans une période de grands changements. Tout d’abord, Louis-Ferdinand Céline se situe dans la catégorie des écrivains de l’entre-deux-guerres. Il participe donc activement au renouvellement du roman en tant que genre. Cependant, il se distingue d’écrivains tels que Gide ou Proust, spécialistes du roman psychologique, par une révolution dans la narration et par l’introduction de l’oralité au sein de l’écriture.

Par ailleurs, Voyage au bout de la nuit a parfois été comparé au roman de guerre naturaliste, et son auteur considéré comme héritier d’écrivains qui initièrent ce genre tels qu’Henri Barbusse avec Le Feu (1916) ou Roland Dorgelès avec Les Croix de bois (1919), qui s’inspirèrent de leur expérience de la guerre pour en fournir un tableau qui choqua par son réalisme

Le roman se divise en deux grandes parties : l’errance (qui comporte l’engagement dans l’armée du personnage principal, Ferdinand Bardamu, son expérience de la guerre dans les Flandres, son départ en Afrique, son arrivée en Amérique ainsi que son retour à Paris) et la banlieue où il exerce en tant que médecin. Il y visite ses patients et retrouve Robinson, un ancien camarade de guerre. Voyage au bout de la nuit ne comporte pas d’intrigue en soi, ni de centre et de moteur. Le roman se caractérise par la fuite en avant d’un personnage sans objectifs.

La voix de Ferdinand Bardamu accompagne le lecteur tout au long du roman et le ton, principalement pessimiste, ironique et parfois comique, constitue le principal élément unificateur de l’œuvre. La régularité d’apparition de Robinson (Bardamu le retrouvera par quatre fois), sorte d’alter-ego pour le personnage principal, permet aussi de suivre l’évolution du personnage dans le temps et dans l’espace. Enfin, la seconde partie du roman comporte deux intrigues : le complot autour de la vieille Henrouille et l’histoire d’amour tragique entre Robinson et Madelon.

Le titre du roman est très symbolique et n’est autre qu’une allégorie de la vie sous la forme de la nuit. Les deux épigraphes, sur lesquelles nous reviendrons, confirment cette hypothèse et complètent le titre. La première établit que la « vie est un voyage » et que l’homme cherche désespérément à en comprendre la direction « dans le Ciel où rien ne luit ». La seconde est surtout un avertissement au lecteur dans lequel l’auteur souligne que non seulement ce roman est bien une métaphore de la vie, mais qu’en plus il est entièrement imaginaire et qu’il ne doit donc pas être lu comme une autobiographie : « Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. […] Il va de la vie à la mort. » 

Nous comprenons alors que le principal but de l’œuvre est de condenser, en l’espace de six-cents pages, le parcours d’une vie humaine au XXe siècle, en convoquant un topos littéraire commun, celui du voyage. Le roman nous donne ainsi à voir un personnage certes défini par son pessimisme et son anticonformisme, trop navré par la bassesse humaine pour se révolter, mais malgré tout en mouvement. 

Mort à crédit

Dans la préface de Guignol’s band, Céline exhorte à la modernité. Il écrit : « Le jazz a renversé la valse, l’impressionnisme tue le « faux jour », vous écrirez télégraphique ou vous écrirez plus du tout ! Émouvez-vous bon Dieu ! Ratata ! Sautez ! Vibrochez ! Éclatez dans vos carapaces ! […] Transposez ou c’est la mort ! »

Si ce style se décèle déjà dans Voyage au bout de la nuit, c’est dans Mort à crédit qu’il s’affirme – pour trouver son acmé dans Rigodon. Céline expérimente, dans son roman, l’usage des points de suspension afin de produire une « arythmie haletante calquée sur celle d’un univers chargé de violence spasmodique » (Lagarde et Michard). Ce style, direct et désarticulé, permet à Céline d’exprimer tout à la fois le tragique et le grotesque de l’expérience humaine.

J’avais pas une bribe, pas un brimborion d’honneur… Je purulais de partout ! Rebutant dénaturé ! J’avais ni tendresse ni avenir… J’étais le coriace débauché ! Un corbeau des sombres rancunes… J’étais la déception de la vie ! J’étais le chagrin soi-même.

Céline, Mort à crédit

Enfin, dans tous les romans de Céline, l’aspect qui prime est celui de la détermination organique de chaque être. L’âme compte peu dans la conception que se fait Céline de l’humain. La vision qui transparaît dans la quasi-totalité des romans de l’écrivain est celle d’un monde vidé de ses dieux, un monde anti-providentiel, vision qui aboutit à une forme de contradiction. Car ce monde conçu par l’auteur est déployé dans une autre couche de la réalité qui n’est pas celle de Céline.

Céline ne peut se sauver de ce grotesque tragique que par le biais d’une poésie de la tristesse, d’une transposition de ce constat insupportable. Gide dira d’ailleurs : « Si Céline avait vraiment pensé tout ce qu’il a écrit, il se serait suicidé ».

Découvrez les deux derniers romans de Céline

Gallimard a décidé de publier les manuscrits retrouvés de Ferdinand-Céline. L’éditeur français en a déjà publié deux : Guerre et Londres. Il lui reste à publier La Volonté du Roi Krogold le 27 avril 2023.

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Guerre

Voyage au creux des horreurs de la guerre

Dans Guerre, Céline évoque le traumatisme physique et moral du front dans ce qu’il décrit comme « l’abattoir international en folie ». Le roman suit la convalescence du brigadier Ferdinand depuis le moment où il reprend conscience sur le champ de bataille jusqu’à son départ pour Londres. À l’hôpital, Ferdinand se lie d’amitié avec un souteneur et trompe la mort. Ce récit autobiographique est un exemple parfait du talent poétique désillusionné de l’auteur.

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Londres

Voyage jusqu’au bout de l’horreur

Ferdinand, le héros de Guerre, a quitté la France pour rejoindre Londres, « où viennent fatalement un jour donné se dissimuler toutes les haines et tous les accents drôles ». Il y retrouve son amie prostituée Angèle, ainsi qu’une panoplie de personnages : Cantaloup, un maquereau de Montpellier, un policier, Bijou, et un ancien poseur de bombes, Borokrom. Ce roman décrit (parfois à la nausée) les horreurs de personnages traumatisés par la guerre.

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Violaine Epitalon

Violaine Epitalon

Violaine Epitalon est journaliste, titulaire d'un Master en lettres classiques et en littérature comparée et spécialisée en linguistique, philosophie antique et anecdotes abracadabrantesques.

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