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Heureux qui comme Ulysse, du Bellay : commentaire de texte

Heureux qui comme Ulysse, du Bellay
Manuscrit original - Gallica

Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

Joachim du Bellay, Regrets (1558)

Heureux qui comme Ulysse est une chanson de Ridan, sortie en 2007. Le premier vers a aussi été chanté par Brassens en 1970. Mais c’est surtout le 31e sonnet d’un recueil de Joachim du Bellay, publié en 1558 : pas tout à fait la même époque.

Du Bellay est un humaniste. Contemporain et ami de Ronsard, ils fondent ensemble la Pléiade avec six autres poètes — bien avant que Gallimard n’imprime sa collection de livres ! Leur but est de promouvoir la langue française et la culture antique. Ils savent que le peuple ne parle ni ne lit le latin, alors écrire en français est un moyen de donner malgré tout une culture et de combattre l’ignorance. Le français est alors vu comme une langue populaire : écrire des textes et des poèmes en français doit servir à valoriser cette langue. Ils ont plutôt réussi si l’on considère aujourd’hui que le latin n’est plus parlé ni compris que de quelques érudits.

Du Bellay a, par ailleurs, passé quatre années difficiles à Rome, au service d’un cousin de son père qui est cardinal. Il est déçu par la ville où il s’ennuie énormément. C’est là-bas qu’il écrit le recueil Les Regrets, titre tout à fait explicite. Exilé de force, il est nostalgique de son village natal, Liré, entre Nantes et Angers, dans le Maine-et-Loire. Depuis 2015, la commune porte le nom d’Orée-d’Anjou. Si vous y allez, vous pourrez y voir une statue érigée en 1947 ainsi qu’un musée dédié au poète de la Renaissance.

Du Bellay rentre en France fin 1557, malade. Il meurt le 1er janvier 1560, à 37 ans seulement, d’apoplexie — d’un AVC dirait-on aujourd’hui.

Heureux qui comme Ulysse traite du thème du voyage, dans un registre à la fois lyrique, élégiaque et encomiastique. Le poète y compare Rome et sa région natale : l’Anjou. 

Problématique : 

Comment du Bellay, par l’écriture d’un sonnet classique, met-il en avant l’expression élégiaque de ses sentiments nostalgiques pour sa région natale ?

Plan :

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Le poème Heureux qui comme Ulysse de Joaquim du Bellay est un sonnet classique (I) aux tonalités lyrique et élégiaque (II). Il y compare Rome, où il vit, avec sa région d'origine, l'Anjou (III).

I – Heureux qui comme Ulysse est un sonnet classique

Le sonnet est une forme de poème très codifiée. Il a été importé d’Italie où il a été popularisé par Pétrarque au milieu du 14e siècle. En France, c’est Clément Marot qui est le premier poète à l’avoir utilisé, en 1536, un peu avant du Bellay vers 1550.

La composition du sonnet de type Marot

Un sonnet compte 14 vers, répartis en deux quatrains suivis de deux tercets ou d’un sizain. Le schéma de rimes adopté par du Bellay dans son poème « Heureux qui comme Ulysse » est celui de Clément Marot (1496 - 1544), poète français qui donne son nom à ce type de sonnet en l'ayant introduit en France.

Portrait de Clément Marot
Portrait de Clément Marot

Un sonnet de type Marot, ou « sonnet marotique », est composé de deux quatrains en rimes embrassées (ABBA), suivi d’un distique en rimes plates ou suivies (CC) et d’un quatrain en rimes embrassées (ABBA).

Mot final Rime
voyage A
toison B
raison B
âge A
village A
saison B
maison B
davantage A
aïeux C
audacieux C
fine D
latin E
Palatin E
angevine D

L’alexandrin, vers noble français

Chaque vers est un alexandrin, le vers noble français. Chaque alexandrin est composé de deux hémistiches à la césure marquée.

Heureux qui, comme Ulysse, // a fait un beau voyage,
Ou comme cestui-là // qui conquit la toison,
Et puis est retourné , // plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents // le reste de son âge !

Chaque hémistiche compte six syllabes et possède une unité sémantique : propositions principale ou subordonnée, compléments circonstanciel, d’objet, du nom…

Rimes riches, féminines et masculines

Comme son ami Ronsard, du Bellay a ajouté une difficulté à la composition de son sonnet : il a alterné les rimes féminines et masculines. Une rime féminine se termine par un « e » muet (ou « e » caduc) : « -age », « -ine ». Les rimes masculines comprennent toutes les autres terminaisons : « -zon », « -eux », « -in ».

Mot final Genre
voyage féminin
toison masculin
raison masculin
âge féminin
village féminin
saison masculin
maison masculin
davantage féminin
aïeux masculin
audacieux masculin
fine féminin
latin masculin
Palatin masculin
angevine féminin

La majorité de ces rimes sont suffisantes ou riches et se composent de deux ou trois phonèmes. 

  • village/davantage => « a » + « j » => deux phonèmes = rime suffisante
  • saison/maison => « é » + « z » + « on » => trois phonèmes = rime riche
  • latin/Palatin => « l » + « a » + « t » + « in » => plus de trois phonèmes = rime riche

Une belle prouesse au service de la langue française

Dans son recueil Les Regrets, d’où est extrait le poème « Heureux qui comme Ulysse », les 191 sonnets de du Bellay sont construits sur ce même modèle, sauf un ! C’est quand même une belle prouesse poétique d’écrire autant de textes avec des contraintes aussi strictes.

L’objectif du poète était vraiment de magnifier la langue française et de montrer qu’elle pouvait être aussi technique, belle et noble que le latin qu’il voulait remplacer pour éduquer le peuple. La rigueur de l’écriture du sonnet sert le propos du poète humaniste. Et il avait raison : l’Histoire a fait le ménage et le latin est un peu oublié de nos jours…

II – Lyrisme et élégie

Le lyrisme : expression des sentiments

L’ensemble du recueil de du Bellay, justement nommé Les Regrets, évoque les sentiments du poète. En cela, on peut évoquer le lyrisme ou parler de poème lyrique. À l’origine, le lyrisme concerne les poèmes chantés ou récités, accompagnés de lyre, l’instrument représentant le dieu gréco-romain de la beauté, de la musique et des arts, Apollon.

Lécythe attique, 470 av. J.-C. Un garçon rythmant la mélodie avec ses mains et son maître, tenant une lyre. Musée archéologique national Madrid.

Le lyrisme est donc une tonalité artistique (on parle aussi de registre) qui met en avant l’expression poétique des sentiments et des passions. À la Renaissance, le mot « lyrisme » prend son sens contemporain : il est une « manière passionnée, poétique, de sentir, de vivre, d’exprimer quelque chose » (dictionnaire Robert, voir toutes les définitions).

L’élégie : la complainte

Quant à l’élégie, c’est un poème qui se caractérise par son ton plaintif. En poésie, elle est utilisée pour faire montre d’une souffrance due à un abandon ou à une absence, souvent liée à la mort d’un être cher. Dans notre poème, du Bellay utilise ces tonalités pour marquer la nostalgie envers son pays natal.

L’utilisation des pronoms et des modalisateurs

On relèvera les occurrences nombreuses de la première personne du singulier dans le deuxième quatrain et les deux tercets : le pronom personnel « reverrai-je » et les déterminants possessifs : « mon petit Liré », « ma pauvre maison » et « mes aïeux ». Le sujet lui est cher et très personnel.

Certains adjectifs qualificatifs, associés aux déterminants possessifs, agissent comme des termes modalisateurs et renforcent ce côté affectif ; ils créent une proximité sensible : « mon petit village », « ma pauvre maison » et « mon petit Liré ».

Ponctuation et interjections pour plus d’expressivité

Par ailleurs, on note la ponctuation expressive : le poète se questionne et s’exclame dans les deux premiers quatrains qui constituent chacun une seule phrase. Le poète montre ses craintes et ses doutes. Le redoublement de la question « reverrai-je » souligne ses inquiétudes, transformant le lyrisme en élégie : le poète se plaint. Les questions tournent en boucle dans sa tête, il se les répète sans doute quotidiennement.

L’interjection « hélas » renforce cette idée de complainte et d’élégie. Placé au milieu du vers, à la césure, entre deux virgules, le mot est lu en marquant une double pause. Il est donc mis en valeur, comme s’il s’agissait d’un soupir au milieu des réflexions du poète qui se languit loin de chez lui. Rappelons ici qu’il s’ennuie ferme à Rome ! 

Renforcer la complainte

Pour renforcer encore cette idée de plainte, le poète fait appel à des souvenirs simples de sa vie, qui parleront à tous les lecteurs : « mon petit village », « fumer la cheminée », « ma pauvre maison ». Il évoque ses origines modestes et renforce ainsi le sentiment de nostalgie et la tonalité élégiaque. La hâte qu’il a de retrouver son pays natal et ses repères est montrée par l’enjambement avec contre-rejet entre les deux vers : « … et en quelle saison // reverrai-je le clos de ma pauvre maison ». La fin du premier vers (sur le deuxième hémistiche) crée une attente qui est développée dans le vers suivant. Cette attente est renforcée par la proposition subordonnée relative « qui m’est une province, et beaucoup davantage ». Le contre-rejet se poursuit non pas sur un, mais sur deux vers, allongeant sa complainte.

Vous relèverez également la redondance hyperbolique des deux adverbes combinés : « beaucoup davantage ». Le poète exacerbe ses sentiments et le côté élégiaque. Il est vraiment désespéré de devoir rester à Rome. Il ne devait y aller que quelques mois pour aider un cousin de son père et il se retrouve finalement coincé depuis quatre ans ! Quand on connaît les conditions de transport et de communication de l’époque, on comprend qu’il a un peu le mal du pays et qu’il se pose vraiment la question de son retour en France…

III – Anjou 5, Rome 0

Le match n’est même pas serré ! Les deux tercets comparent les atouts de la région natale de du Bellay, l’Anjou, et la ville de Rome. Force est de constater que le cœur du poète appartient à cent pour cent à son pays d’origine. Le sonnet a donc une portée encomiastique.

Alors que, dans le premier quatrain, le poète prône l’Antiquité, ses œuvres et ses références, malgré tout, l’ennui est tel que l’éloignement apparaît comme un sacerdoce. La nostalgie et la douleur dans l’exil l’emportent.

Les références antiques

Du Bellay est un humaniste : il a étudié l’Antiquité, ses auteurs, ses œuvres et monuments. Il est un érudit. Il partage donc des références connues : « Ulysse », Jason. Il a lu et étudié les récits mythologiques de chacun. Ulysse, qui a laissé Pénélope et Télémaque (femme et enfant), et est parti de son royaume d’Ithaque pour participer à la guerre de Troie. Il reste absent pendant 20 ans. L’Odyssée d’Homère raconte ses nombreuses péripéties. Après ces 20 années, il finit par rentrer auprès des siens.

De son côté, Jason a été abandonné par sa mère (pour le sauver de la mort) suite au vol du trône de son père par son oncle. Adulte, il revendique le trône qui ne lui sera rendu que s’il « conquit la toison » d’or, protégée par un dragon. Aidé par la magicienne Médée, Jason réussit et rentre chez lui.

Du Bellay, héros en voyage

Notre poète connaît parfaitement ces références et il se compare à eux : lui aussi est parti loin de chez lui depuis plusieurs années. Il « a fait un beau voyage », il a appris beaucoup de choses, il est « plein d’usage et raison » et il aspire maintenant à « retourn(er) » (…) « vivre entre ses parents le reste de son âge ». La double comparaison lui sert de démonstration : il connaît plusieurs exemples de héros qui ont subi les mêmes douleurs de l’exil que lui.

Néanmoins, le fait d’entamer le sonnet par l’adjectif « Heureux », montre que le voyage était désiré. Il l’a aidé à se construire, à forger son identité et parfaire ses connaissances. Chacun des héros a beaucoup appris pendant son voyage ou son exil forcé. Cette nécessité doit tout de même avoir une fin. L’exclamation marque alors son impatience et l’emploi du futur, plutôt que le conditionnel ou le subjonctif, montre que le retour est indispensable et prochain.

Construction parallèle et en opposition

Par ailleurs, les deux tercets sont construits en opposition parallèle entre l’Anjou, le pays natal et Rome, le pays d’exil et d’adoption. La comparaison est construite en anaphore : « plus », « que », « me plaît ». Le comparatif de supériorité penche du côté de l’Anjou avec l’utilisation répétée sur verbe « plaire ». Chacun des éléments est mis en balance.

Thème Comparant Comparé
Le logement Le séjour qu’ont bâti mes aïeux Des palais romains le front audacieux
Les matériaux L’ardoise fine Le marbre dur
Le fleuve Mon petit Loir gaulois Le Tibre latin
La colline Mon petit Liré Le mont Palatin
Le climat La douceur angevine L’air marin

Cette construction permet de renforcer l’effet de préférence et d’opposition. Le parallélisme ainsi représenté dans ce tableau est accentué par la césure à l’hémistiche. Les rimes embrassées soulignent également l’embrassement de l’opposition :

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

De même, les sonorités accompagnent cette opposition. Pour parler du lieu cher à son cœur, les sonorités sont plus douces, labiales, alvéolaires ou sifflantes : allitérations en l, z/s, f/v, g.

« Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

Pour parler de Rome et du lieu d’exil, les sonorités sont plus dures, dentales, occlusives : allitérations en b/d, t, r :

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loir gaulois,  que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré,  que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin  la douceur angevine.

L’opposition et la préférence sont marquées jusque dans des éléments non matériels et simplement subjectifs comme le climat. Cette subjectivité souligne son sentiment de nostalgie, renforce l’élégie et crée l’éloge : n’oublions pas que la situation a rendu du Bellay malade et il a fini par être rapatrié. La nostalgie confinait au désespoir. Liré devient alors un lieu mythifié. 

Vers une critique à peine voilée de Rome

On peut même percevoir la critique de la vanité romaine à travers l’utilisation de certains adjectifs qualificatifs : « le marbre dur », « le front audacieux ». La diérèse sur l’adjectif « audacieux » (à prononcer « au-da-ci-eux ») alourdit encore le vers et met d’accent sur cet orgueil que le poète trouve dans cette patrie d’exil. Le lieu manque de confort, d’humanité et de « douceur », nom qui clôt le sonnet pour terminer sur une note positive.

Conclusion

Du Bellay est un amoureux de sa langue et de sa patrie, la « France, mère des arts, des armes et des lois ». Il la met à l’honneur et défend sa patrie à travers ce sonnet, l’un des plus connu de la langue française et étudié des élèves.

Le sonnet Heureux qui comme Ulysse fait écho à un autre sonnet du même recueil, cent textes plus loin : 

Et je pensais aussi ce que pensait Ulysse,
Qu’il n’était rien plus doux que voir encore un jour
Fumer sa cheminée, et après long séjour
Se retrouver au sein de sa terre nourrice.

Joaquim du Bellay, Les Regrets, CXXX

Le poète renouvelle l’analogie avec le héros mythique et les comparaisons entre les deux régions.

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