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La Story de la langue française de Jean Pruvost [Entretien]

Après la linguiste Henriette Walter, qui s'était penchée en 2001 sur L'Incroyable histoire d'amour entre le français et l'anglais (Robert Laffont), c'est au tour de Jean Pruvost de retracer la secrète Story/Storie de « Ce que le français doit à l'anglais et vice-versa ». Et il le fait avec la verve, la finesse et l'élan chaleureux qui sont les marques de fabrique de ce captivant linguiste depuis ses tout premiers livres dédiés au grand public. 

Cette histoire commence par un voyage et se poursuit par des voyages. 

Le voyage, c'est celui qu'accomplissait il y a quelques décennies la Malle, ferry-boat qui transportait des voyageurs de Folkestone à Boulogne-sur-Mer. Un spectacle que suivait, fasciné, Jean Pruvost petit garçon, juché sur les genoux de sa grand-mère qui tenait un café sur le port de Boulogne-sur-Mer, loin de se douter que cette Malle devenue anglaise lui reviendrait quelques décennies plus tard sous la forme du « mail » ! Désignant d'abord au XIIe siècle un sac ou un coffre où l'on range ce qu'on emporte en voyage, le mot « malle » s'est appliqué plus particulièrement au sac servant à transporter le courrier et à la voiture servant à son acheminement, la malle-poste, avant de désigner, par métonymie, le courrier lui-même. 

Les voyages, ce sont ceux qu'ont accomplis ainsi nombre de mots français à partir du XIe siècle, pénétrant en Angleterre dans le sillage de Guillaume le Conquérant, avant de revenir en France, rendus parfois méconnaissables sous leur habit anglais. Grâce à cette invitation aux voyages lancée par Jean Pruvost, on comprend enfin pourquoi tant de mots de l'anglais, langue germanique, ressemblent de façon si troublante à des mots du français, langue romane : bowl, affair, cream, canteen, novel… C'est que, nous enseigne l'auteur, « l'histoire des deux langues est mêlée de manière bien plus intriquée qu'on ne l'imagine. » 

De fait, plus des deux tiers du lexique de l'anglais proviennent du français ou du latin ! Une constatation qui fit dire à Alexandre Dumas en 1845, dans Vingt ans après, par la bouche de son d'Artagnan, que « l'anglais n'est que du français mal prononcé » !

Certains mots se sont contentés d'une unique traversée de la Manche, dans le sens France-Angleterre, comme story (de storie), leisure (de loisir), proud (de preux), foreign (de forain)… Sans oublier, bien sûr, que « Le plus courant est l'adverbe very qui n'est autre que l'ancien français veray ou verai, vrai, déjà présent dans la Chanson de Roland en 1080 », comme l'explique l'auteur. 

Et n'allez pas croire que la pénétration de ces nombreux mots français resta superficielle, puisqu'ils surent s'immiscer jusqu'aux tréfonds de l'âme et du mode de vie british… Attendez, vous n'êtes tout de même pas en train d'insinuer qu'ils ont osé s'attaquer au sacro-saint breakfast ? Eh bien si, nous révèle Jean Pruvost : l'indispensable acolyte de vos eggs matinaux, the bacon, vient de l'ancien français « bacon », lard salé. Quant aux toasts qui les accompagnent, ils ont été pris à l'ancien français « tostee », pain grillé que l'on trempe !

À l'instar de ces « toasts », beaucoup de mots ne se sont donc pas contentés d'une traversée en sens unique, puisque, d'abord empruntés par les Anglais aux Français, ils furent ensuite réempruntés, plusieurs siècles après, en toute innocence, par les Français aux Anglais ! C'est le cas du budget (né de l'ancien français « bougette », petite bourse), du challenge (de l'ancien français « chalenge », contestation, dispute), du bar (de l'ancien français « bare », barre de tonneau) ou encore du tennis (issu de « tenez ! », cri de l'ancien joueur de paume quand il lançait la balle).

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Mais à partir du XVIIIe siècle, échange de bons procédés : la malle-poste des mots fera désormais le trajet en sens unique, depuis l'île jusqu'au continent ! Dès lors, l'anglais nous apportera les mots des institutions politiques puis, au XIXe siècle, ceux de la révolution industrielle, avant de nous livrer sur un plateau, au XXe siècle, les termes de l'American way of life puis de nous abreuver, à partir de la fin de ce siècle, de l'intarissable flot des mots numériques. 

Au terme de ces pérégrinations sous la conduite savante et bienveillante de Jean Pruvost, vous débarquerez de plain pied dans le français actuel traversé en continu d'anglicismes et d'américanismes, comme rasséréné, avec la certitude acquise de comprendre un peu mieux les mécanismes des emprunts d'une langue à une autre…

Trois questions à Jean Pruvost

photo personnelle de Jean Pruvost, source : Wikipedia

- En partant de l'exemple d'un vieux mot qui connaît depuis peu un regain de succès, le « couvre-feu », pourriez-vous expliquer aux lecteurs comment le français a imprégné profondément l'anglais ?

En fait, le mot « couvre-feu » constitue un bon exemple pour évoquer le voyage des mots et parfois la difficulté que l’on peut rencontrer à les reconnaître dans leur passage d’une langue à l’autre. 

C’est en l’occurrence au début du XIVe siècle qu’est attesté en anglais un mot qui sonne bien anglais, the curfew, qui n’est autre que la déformation phonétique de l’ancien français « cuevrefeu », attesté vers 1260 dans une version du Roman de Renart, que l’on écrira plus tard « couvre-feu », laissant clairement percevoir de quoi il s’agit : « couvrir le feu ». Il s’agissait en effet alors soit d’éteindre le feu dans la cheminée et d’éviter ainsi les trop nombreux incendies du Moyen Âge, soit encore de n’être pas visible par l’ennemi. 

Avouons-le, il faut faire un effort certain pour rapprocher aujourd’hui le couvre-feu du curfew. Cela étant, voilà l’occasion de percevoir tout d’abord qu’il y eut de nombreux mots français passés massivement en anglais dans le sillage du duc de Normandie, Guillaume le Conquérant, après sa victoire à la bataille d’Hasting en 1066, le portant sur le trône d’Angleterre. Et ensuite de repérer que jadis les mots français se prononçaient souvent autrement qu’aujourd’hui. 

On a en effet parfois souligné que l’anglais pouvait prendre l’aspect d’un musée du français d’hier. J’en donne divers exemples dans La Story de la langue française, au moment de recenser tous les mots français passant en anglais au cours de cette période où le pouvoir anglais s’exprimait en français. Ainsi, issus du français, les mots flower, towel, tower témoignent à leur façon de la diphtongaison française pratiquée au Moyen Âge – la diphtongaison étant à l’intérieur d’une syllabe la prononciation suivie de deux lettres voyelles – dont la trace nous reste dans l’orthographe des mots ayant gardé leurs deux voyelles : fle-ur, to-ile, to-ur.  

Dans le même esprit, comment reconnaître un mot français dans le petticoat anglais, le jupon ? Si ce n’est en se souvenant qu’il s’agit de la « petite cotte ». Ou encore que derrière la pantry, le garde-manger, et la poultry, la volaille, il faut retrouver l’ancien français « panetrie », le lieu où se conservait le pain, et la « pouletrie », où l’on repère le mot « poulet »… 

Qu’il s’agisse de mots français parfaitement repérables en anglais (duke, prince, cardinal, prior, etc.), de mots français disparus (very issu du français « veray », vraiment ; solace, la consolation), ou de mots plus difficilement reconnaissables (juggler issu du « jongleur »,  custard  de « crustade »), ou bien de mots restés « amis », c’est-à-dire de forme et de sens identiques (abandon, abomination) ou au contraire « faux amis » mais en ayant souvent gardé le sens médiéval du mot français ( actually , réellement, to demand, exiger, etc.), ce sont en vérité, si on prend un corpus de 60 000 mots, environ 65 % de mots français qui ont ainsi pénétré en anglais dans le sillage de Guillaume le Normand. Et l’on n’oublie pas en fait, au cours des trois siècles qui ont suivi l’accession au trône d’Angleterre de Guillaume le Conquérant, les nombreux mariages princiers avec des épouses françaises, affirmant la langue française dans la classe dominante. Cette situation persista jusqu’à ce que Jeanne d’Arc ne veuille empêcher qu’un roi anglais ne devienne roi de France. Ces quelques siècles ont assurément fait de l’anglais la langue étrangère la plus française de l’Europe. 

Viendrait ensuite toute une période où la France se tournerait vers le sud, bénéficiant d’emprunts à la langue arabe, puis à l’italien avec la Renaissance. Enfin, au XVIIIe siècle, l’admiration du système monarchique parlementaire anglais et l’avance politique et économique du pays commenceraient à faire emprunter des mots anglais en français, comme le « club », par exemple. Ou le « budget », un mot qui au reste n’était que la reprise de la « bougette » médiévale, ce petit sac, lui-même issu d’un mot gaulois, petit sac qui en contenant de l’argent, aurait du succès en Angleterre dans la formule « to open the budget » propre au chancelier de l’Échiquier au moment d’ouvrir la séance consacrée aux finances. 

Par ailleurs, il n'y a nul besoin de gloser sur le fait que les révolutions industrielles, avec notamment celle de la machine à vapeur, se démarquant par une avance certaine des Anglais, entraînèrent un afflux de mots anglais dans notre langue (wagon, tender, steamer, rail, etc.). Puis, les deux guerres mondiales du XXe siècle favorisèrent la vague de l’American way of life, apportant dans son succès tout un ensemble de mots difficiles à endiguer (jazz, rock’n roll, western, hit-parade, show, snack, etc.). 

Quoi qu’il en soit, c’est un beau voyage que je propose, avec un index de plus de mille mots qui fait aussi de ce livre un ouvrage de consultation.

- En rappelant tous les apports du français à l'anglais à date ancienne, votre livre ne s'efforce-t-il pas en quelque sorte de remettre à égalité les plateaux de la balance entre les deux langues ?

D’une certaine façon, c’est en effet rappeler que les échanges linguistiques se sont faits dans les deux sens. Mais c’est aussi souligner combien les langues, particulièrement en ce qui concerne leur lexique, sont dépendantes de la mouvance politique et économique propre à chaque époque. Ainsi constate-t-on d’abord une domination française, politique et économique, exercée sur la Grande Bretagne. Puis vint le temps d’une forte influence culturelle de l’Italie et, depuis le XIXe siècle, d’une domination économique anglo-américaine sur l’Europe avec son lot d’emprunts. Qui sait ce qu’il en sera demain ? 

Il y a cependant une différence, au Moyen Âge, mais aussi jusqu’au XVIIe siècle compris, différence fondamentale dans le fait qu’on accommodait alors les mots aux règles phonétiques de sa propre langue. Ainsi des mots comme packet-boat, riding-coat deviennent-ils le « paquebot » et la « redingote », faisant même oublier leur origine anglaise. De la même manière, puisqu’un chapitre entier est respectivement consacré à la langue arabe puis à la langue italienne, il va de soi que des mots comme les épinards, l’estragon, l’artichaut, l’orange, le lilas, l’amiral, tous d’origine arabe, ont été totalement assimilés par notre système phonétique. À l’inverse, depuis que nous apprenons presque tous l’anglais au cours de notre parcours scolaire, on voit bien que le back-up, le break, le casting, le check-up, le coming out, le fast-food, le free-lance ne sont en rien assimilés à notre phonétisme et prononcés de fait avec plus ou moins de bonheur. 

J’insiste aussi sur un fait : une caractéristique française est de mettre en place une politique linguistique, et qu’il s’agisse de l’édit de Villers-Cotterêts, de l’action des écrivains avec, par exemple, la Défense et illustration de la langue française par Du Bellay et Ronsard, ou encore de la création de l’Académie française et de la Délégation à la langue française et aux langues de France, en passant par nos dictionnaires de Richelet à Littré, avec la constante du Dictionnaire de l’Académie française depuis cinq siècles – la dernière étant gratuite sur Internet – , nous sommes en vérité attentifs plus qu’on ne le dit à une langue qui soit élégante. 

- Voici une chanson du groupe Les Goguettes que vous auriez sans doute plaisir à accompagner à la guitare


Hormis le rire, quelle position recommandez-vous d'adopter dans les années à venir vis-à-vis de ce déferlement d'américanismes dans notre vie quotidienne ?

Dans un développement que je crois novateur, j’évoque presque à la fin de La Story de la langue française le rôle essentiel qu’a eu la fin des accords de Bretton Woods, aboutissant à l’emprise sur l’Europe de nombre d’entreprises américaines apportant leur lot de mots, du manager au Big data en passant par force mots de l’informatique. Et inévitablement, en espérant que ce ne soit qu’un effet de mode identique à celui des Précieux naguère « ridicules » dans leurs excès, on retrouve des formules que les humoristes, Les Goguettes par exemple, à juste titre parodient dans leur nouveau pédantisme :

« On benchmarkette le marché de la chaussette, et s’il y a un gap tu me dropes un mail asap, avec ton feedback pour focusser l’impact. » On fera en sorte « que chaque follower devienne un team leader, dans un flux up-down… »

Les Goguettes

En bref, sévit l’esprit corporate. Mon dernier chapitre laisse ainsi sourire avec le « summer body » et le « souping ». On peut préférer le « racletting » ! C’est une mode qui rend si ridicule son locuteur qu’elle a toute chance de ne pas durer. Le rire est un excellent désinfectant !

À dire vrai, je crois très utile et prométhéen de mieux connaître, toutes et tous, l’histoire de notre langue pour l’honorer dans sa dynamique, d’où tous ces livres que j’écris avec l’impression que plus nous serons nombreux à connaître la nature de notre langue et des autres, leur sel, leur parfum, plus nous serons amoureux de notre langue et des autres langues sans les mélanger, et moins on sera sensible à la poudre aux yeux des emprunts à tout-va, sur le mode un peu puéril du « je suis in »… 

Il y aura forcément à un moment une prise de conscience : celles et ceux qui utilisent un jargon anglo-américain, de manière sottement sérieuse et presque religieusement, se rendront compte qu’ils s’isolent et que la formule faussement valorisante des « professionnels qui parlent aux professionnels » n’a qu’un temps. Et n’est pas économiquement gagnante. Le public aime qu’on lui parle avec élégance sans pédantisme. 

Le « Save the date » pour la « Bridal fashion week » où il y a « cent robes à lover » se ridiculise tout seul, de telles formulations font éclater de rire mes amis ouvriers, employés, avec qui je prends un café au comptoir. Cette manière de parler à laquelle on ne comprend rien fait les gorges chaudes du bon peuple dont j’espère faire partie. C’est de leur côté que se trouve l’usage sain et simple.

En prenant de l’âge, je suis persuadé que les tenants de ce langage qu’on ne comprend pas, en anglais qui plus est, se trouveront eux-mêmes ridicules. Au long terme, les « ridicules » se corrigent. Je crois à une vague inverse à venir. C’est le pédagogue Alain qui déclarait : « le pessimisme est d’humeur et l’optimisme de volonté ». Je suis optimiste. 

Par ailleurs, le succès des chroniques de langue à la radio, celles que donnait Alain Rey, celles que je donne sur France Bleu ou RCF par exemple, montre à quel point tout le monde aime l’histoire des mots et rien ne me fait plus plaisir que quand, au comptoir d’un café, dans un taxi, ou à la fin d’une conférence, quelqu’un est tout heureux d’avoir entendu à la radio telle ou telle chronique de langue. Raconter l’histoire d’une famille de mots dans une classe, c’est d’ailleurs un succès garanti. 

Ce que font avec leurs livres, leurs chroniques, Muriel Gilbert, Bernard Fripiat, Michel Feltin-Palas, Bruno Dewaele, Bernard Cerquiglini, Jean Maillet, ou vous-même, Sylvie Brunet, n’est en rien peine perdue.

Il faut au reste en profiter le plus souvent possible pour rappeler que nos grandes maisons de dictionnaires, Le Robert, Larousse, et nos institutions, l’Académie française et son très bon dictionnaire ainsi que ses sites (Dire, Ne pas dire), la DGLFLF, tous nous proposent des informations excellentes, pour la plupart gratuites. À nous de les faire connaître sans relâche. « L’idée de l’avenir est féconde » affirmait Bergson. Semons joyeusement !

Entretien réalisé par Sylvie Brunet.

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Sylvie Brunet

Sylvie Brunet

Sylvie Brunet, auteure de nombreux livres sur la langue française, est "parémiologue", c'est-à-dire qu'elle étudie les proverbes. Elle nous livre ici tous les secrets de nos proverbes préférés.

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