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Seuls les faits montrés à la télé accédaient à la réalité. Tout le monde avait un poste en couleur. Les vieux l’allumaient le midi au début des émissions et s’endormaient le soir devant l’écran fixe de la mire. En hiver les gens pieux n’avaient qu’à regarder Le Jour du Seigneur pour avoir la messe à domicile. Les femmes à la maison repassaient en regardant le feuilleton sur la première chaîne ou Aujourd’hui madame sur la deuxième. Les mères tenaient les enfants tranquilles avec Les Visiteurs du mercredi et Le Monde merveilleux de Walt Disney. Pour tous la télé était la mise à disposition immédiate et peu coûteuse de la distraction, pour les épouses la tranquillité de garder leur mari à côté d’elle devant Sport Dimanche. Elle nous entourait d’une constante et impalpable sollicitude, qui flottait sur les visages souriants et unanimement compréhensifs des amateurs (Jacques Martin et Stéphane Collaro), leur mine bonhomme (Bernard Pivot, Alain Decaux). Elle nous unissait de plus en plus dans les mêmes curiosités, peurs et satisfactions, est-ce qu’on allait retrouver l’odieux meurtrier du petit Philippe Bertrand, le baron Empain, attraper Mesrine, est-ce que l’ayatollah Khomeiny regagnerait l’Iran. Elle nous donnait un pouvoir de citation sans cesse renouvelé des événements et des faits divers. Elle fournissait des informations médicales, historiques, géographiques, animalières, etc. le savoir commun s’élargissait, un savoir heureux et sans conséquence dont, à la différence de l’école, on n’avait pas à rendre compte ailleurs que dans la conversation, précédé de ils ont dit ou ils ont montré à la télé, à prendre au choix comme une marque de distance vis-à-vis de la source ou une preuve de vérité.
Annie Ernaux — Les années -
Seuls les faits montrés à la télé accédaient à la réalité. Tout le monde avait un poste en couleur. Les vieux l’allumaient le midi au début des émissions et s’endormaient le soir devant l’écran fixe de la mire. En hiver les gens pieux n’avaient qu’à regarder Le Jour du Seigneur pour avoir la messe à domicile. Les femmes à la maison repassaient en regardant le feuilleton sur la première chaîne ou Aujourd’hui madame sur la deuxième. Les mères tenaient les enfants tranquilles avec Les Visiteurs du mercredi et Le Monde merveilleux de Walt Disney. Pour tous la télé était la mise à disposition immédiate et peu coûteuse de la distraction, pour les épouses la tranquillité de garder leur mari à côté d’elle devant Sport Dimanche. Elle nous entourait d’une constante et impalpable sollicitude, qui flottait sur les visages souriants et unanimement compréhensifs des amateurs (Jacques Martin et Stéphane Collaro), leur mine bonhomme (Bernard Pivot, Alain Decaux). Elle nous unissait de plus en plus dans les mêmes curiosités, peurs et satisfactions, est-ce qu’on allait retrouver l’odieux meurtrier du petit Philippe Bertrand, le baron Empain, attraper Mesrine, est-ce que l’ayatollah Khomeiny regagnerait l’Iran. Elle nous donnait un pouvoir de citation sans cesse renouvelé des événements et des faits divers. Elle fournissait des informations médicales, historiques, géographiques, animalières, etc. le savoir commun s’élargissait, un savoir heureux et sans conséquence dont, à la différence de l’école, on n’avait pas à rendre compte ailleurs que dans la conversation, précédé de ils ont dit ou ils ont montré à la télé, à prendre au choix comme une marque de distance vis-à-vis de la source ou une preuve de vérité.
Annie Ernaux — Les années -
C'était un homme dur, personne n'osait lui chercher des noises. Sa femme ne riait pas tous les jours. Cette méchanceté était son ressort vital, sa force pour résister à la misère et croire qu'il était un homme. Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu'un de la famille plongé dans un livre ou un journal.Il n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire et à écrire. Compter, il savait.
Annie Ernaux — La place -
C'était un homme dur, personne n'osait lui chercher des noises. Sa femme ne riait pas tous les jours. Cette méchanceté était son ressort vital, sa force pour résister à la misère et croire qu'il était un homme. Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu'un de la famille plongé dans un livre ou un journal.Il n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire et à écrire. Compter, il savait.
Annie Ernaux — La place -
On ne parle jamais de ça, de la honte, des humiliations, on les oublie pas les phrases perfides en plein dans la gueule, surtout quand on est gosse.
Annie Ernaux — Les armoires vides -
La reconnaissance, ce sont les gens qui me disent que mes livres leur ont été utiles, parce qu'ils s'y sont reconnus. L'essentiel c'est que les livres durent et circulent, qu'ils se propagent dans la tête des gens et finissent par changer, aussi peu que ce soit, la manière de penser , les mentalités.
Annie Ernaux -
Les enfants avaient toujours des vers. Pour les chasser, on cousait à l'intérieur de la chemise, près du nombril, une petite bourse remplie d'ail. L'hiver, du coton dans les oreilles. Quand je lis Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu'ils évoquent le temps où mon père était enfant. Son cadre à lui c'est le Moyen Âge.
Annie Ernaux — La place -
Elle désirait apprendre: les règles du savoir-vivre, ce qui se fait, les nouveautés, les noms des grands écrivains, les films sortant sur les écrans, les noms des fleurs dans le jardin. Elle écoutait avec attention tous les gens qui parlaient de ce qu'elle ignorait, par curiosité, par envie de montrer qu'elle était ouverte aux connaissances. S'élever, pour elle, c'était d'abord apprendre (elle disait,"il faut meubler son esprit") et rien n'était plus beau que le savoir. Les livres étaient les seules objets qu'elle manipulait avec précaution. Elle se lavait les mains avant de les toucher.
Annie Ernaux — Une Femme -
À la différence du temps de mes dix-huit, vingt-cinq ans, où j’étais complètement dans ce qui m’arrivait, sans passé ni avenir, à Rouen, avec A., j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse.
Annie Ernaux — Le jeune homme -
Il n'était pas possible que ma vie, rue Clopart, ne soit pas l'envers d'une autre, une épreuve infligée par des puissances mystérieuses, pas par le dieu de la messe, entouré de ses statues trop connues et qui ne parle que du péché, du ciel et de l'enfer. Les livres, eux, ne me reprochent rien, la vie claire et transparente de mes héroïnes ne me ramène pas à mes vols de nougat dans la boutique odorante, aux jupes soulevées devant la glace, aux moqueries lancées à quelque vieux soûlot. Ils dessinent au contraire les contours flous d'une Denise Lesur telle que je la voudrais, telle que je la vivais dans ma tête quand tout était calme.
Annie Ernaux — Les armoires vides -
Après, il ne nous a plus vus que de loin en loin. On habitait une ville touristique des Alpes, où mon mari avait un poste administratif. On tendait les murs de toile de jute, on offrait du whisky à l'apéritif, on écoutait le panorama de musique ancienne à la radio. Trois mots de politesse à la concierge. J'ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor. Ma mère écrivait, vous pourriez venir vous reposer à la maison, n'osant pas dire de venir les voir pour eux-mêmes. J'y allais seule, taisant les vraies raisons de l'indifférence de leur gendre, raisons indicibles, entre lui et moi, et que j'ai admises comme allant de soi. Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment " ironique ", aurait-il pu se plaire en compagnie de " braves gens ", dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compensait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle. Dans sa famille, par exemple, si l'on cassait un verre, quelqu'un s'écriait aussitôt, « n'y touchez pas, il est brisé ! » (vers de Sully Prud'homme).
Annie Ernaux — La place -
Après, il ne nous a plus vus que de loin en loin. On habitait une ville touristique des Alpes, où mon mari avait un poste administratif. On tendait les murs de toile de jute, on offrait du whisky à l'apéritif, on écoutait le panorama de musique ancienne à la radio. Trois mots de politesse à la concierge. J'ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor. Ma mère écrivait, vous pourriez venir vous reposer à la maison, n'osant pas dire de venir les voir pour eux-mêmes. J'y allais seule, taisant les vraies raisons de l'indifférence de leur gendre, raisons indicibles, entre lui et moi, et que j'ai admises comme allant de soi. Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment " ironique ", aurait-il pu se plaire en compagnie de " braves gens ", dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compensait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle. Dans sa famille, par exemple, si l'on cassait un verre, quelqu'un s'écriait aussitôt, « n'y touchez pas, il est brisé ! » (vers de Sully Prud'homme).
Annie Ernaux — La place -
Dire " SDF", c'est désigner une espèce sans sexe, qui porte des sacs et des vêtements défraîchis, dont les pas ne vont nulle part, sans passé ni avenir. C'est dire qu'ils ne font plus partie des gens normaux.
Annie Ernaux — La vie extérieure -
Comment sommes-nous présents dans l’existence des autres, leur mémoire, leurs façons d’être, leurs actes même ? Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne.
Annie Ernaux — Mémoire de fille -
jeudi 7 février (...) Le temps de l'attente à la caisse, celui où nous sommes le plus proche les uns des autres. Observés et observant, écoutés, écoutant. (...) Exposant comme nulle part autant, notre façon de vivre et notre compte en banque. Nos habitudes alimentaires, nos intérêts les plus intimes. Même notre structure familiale. Les marchandises qu'on pose sur le tapis disent si l'on vit seul, en couple, avec bébé, jeunes enfants, animaux... (p.47)
Annie Ernaux — Regarde les lumières, mon amour -
De plus en plus, il me semblait que je pourrais entasser des images, des expériences, des années, sans plus rien ressentir d’autre que la répétition elle-même. J’avais l’impression d’être éternelle et morte à la fois, comme l’est ma mère dans ce rêve que je fais souvent et au réveil je suis sûre pendant quelques instants qu’elle vit réellement sous cette double forme.
Annie Ernaux — Le jeune homme -
De plus en plus, il me semblait que je pourrais entasser des images, des expériences, des années, sans plus rien ressentir d’autre que la répétition elle-même. J’avais l’impression d’être éternelle et morte à la fois, comme l’est ma mère dans ce rêve que je fais souvent et au réveil je suis sûre pendant quelques instants qu’elle vit réellement sous cette double forme.
Annie Ernaux — Le jeune homme -
Prof, le mot qui ploufe comme un caillou dans une flaque, femmes victorieuses, reines des classes, adorées ou haïes, jamais insignifiantes, je ne me pose pas encore la question de savoir à laquelle je ressemblerai. Dans les gradins, sur mon banc à mi-hauteur, je palpite surtout devant ma vie nouvelle. L'aventure, ma chance, ma liberté. Ne pas démériter.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Le patois avait été l'unique langue de mes grands-parents. Il se trouve des gens pour apprécier le pittoresque du patois et du français populaire. Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l'esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère. Que lui-même n'a jamais senti ces tournures lui venir aux lèvres spontanément.
Annie Ernaux — La place -
Un dimanche, à Fécamp, sur la jetée près de la mer, nous marchions en nous tenant par la main. D’un bout à l’autre nous avons été suivis par tous les yeux des gens assis sur la bordure de béton longeant la plage. A. m’a fait remarquer que nous étions plus inacceptables qu’un couple homosexuel.
Annie Ernaux — Le jeune homme -
La sensation du temps qui passe n'est pas en nous.Elle vient du dehors, des enfants qui grandissent, des voisins qui partent, des gens qui vieillissent et meurent.
Annie Ernaux — La vie extérieure -
Elle me disait, les yeux brillants "c'est bien d'avoir de l'imagination", elle préférait me voir lire, parler toute seule dans mes jeux, écrire des histoires dans mes cahiers de classe de l'année d'avant plutôt que ranger ma chambre et broder interminablement un napperon. Et je me souviens de ces lectures qu'elle a favorisées comme d'une ouverture sur le monde.
Annie Ernaux — La femme gelée -
J'ai mis beaucoup de temps parce qu'il ne m'était pas aussi facile des ramener au jour des faits oubliés que d'inventer. La mémoire résiste.
Annie Ernaux — La place -
Etre crâneuse est un trait physique et social, détenu par les plus jeunes et les plus mignonnes qui habitent le centre-ville, ont des parents représentants ou commerçants. Dans la catégorie des pas crâneuses figurent les filles de cultivateurs, internes, ou demi-pensionnaires venant à vélo de la campagne avoisinante, plus âgées, souvent redoublantes. Ce dont elles pourraient se vanter, leurs terres, leurs tracteurs et leurs commis, n'a, comme toutes les choses de la campagne, aucun effet sur personne. Tout ce qui ressortit à la "cambrousse" est méprisé. Injure : "Tu te crois dans une ferme" ! (p.92-93)
Annie Ernaux — La Honte -
Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études. Sauf le latin, parce qu’il avait servi la messe, elles lui étaient incompréhensibles et il refusait de faire mine de s’y intéresser, à la différence de ma mère. Il se fâchait quand je me plaignais du travail ou critiquais les cours. Le mot « prof » lui déplaisait, ou « dirlo », même « bouquin ». Et toujours la peur OU PEUT-ETRE LE DÉSIR que je n’y arrive pas. Il s’énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m’usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et ne pas prendre un ouvrier. Mais que j’aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie à la fleur de l’âge. Il avait parfois l’air de penser que j’étais malheureuse. Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l’usine, ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu’on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : « On ne l’a jamais poussée, elle avait ça dans elle. ». Il disait que j’apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c’était seulement travailler de ses mains.
Annie Ernaux — La place -
Le sexe était le grand soupçon de la société qui en voyait les signes partout,, dans les décolletés, les jupes étroites, le vernis à ongles rouge, les sous-vêtements noirs, le bikini, la mixité, l'obscurité des salles de cinéma, les toilettes publiques, les muscles de Tarzan, les femmes qui fument et croisent les jambes, le geste de se toucher les cheveux en classe, etc. Il était le premier critère d'évaluation des filles, les dépatargeaient en " comme il faut" et " mauvais genre".
Annie Ernaux — Les années -
Quand on organise des manifestations monstres, ça me fait penser aux processions qu’on organisait, autrefois, pour qu’il pleuve… Interview du BilbioObs (15/12/2011) http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20111209.OBS6413/annie-ernaux-je-voulais-venger-ma-race.html
Annie Ernaux -
Les fesques à demi effacées de Santa Croce me bouleversaient en raison de mon histoire qui deviendrait un jour comme elles, des lambeaux décolorés dans sa mémoire et dans la mienne.
Annie Ernaux — Passion simple -
Je voyais cette acculturation, particulièrement réussie dans mon cas puisque mon grand-père paternel ne savait pas lire, que mon père avait été garçon de ferme, ouvrier, cafetier, et que je venais d'être admise prof de lettres. Je plongeais dans le gouffre de la séparation définitive avec mon père. Sans possibilité de me racheter.(....) Beaucoup plus tard, la sociologie m'apprendra que ma situation est celle des "transfuges de classe". (p62)
Annie Ernaux — Le vrai lieu -
Nous habitions un pavillon dans un lotissement neuf, au milieu d'une plaine. Les commerces et les écoles étaient à deux kilomètres. On ne voyait les habitants que le soir. Pendant le week-end, ils lavaient la voiture et montaient des étagères dans le garage. C'était un endroit vague et sans regard où l'on se sentait flotter, privé de sentiments et de pensée. Elle ne s'habituait pas à vivre là. L'après-midi, elle se promenait rue des Roses et des Jonquilles, des Bleuets, vides.
Annie Ernaux — Une Femme -
Il (le progrès) était dans le plastique et le formica, les antibiotiques et la Sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout-à-l’égout, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome.
Annie Ernaux — Les années -
Au loin, j'avais épuré mes parents de leurs gestes et de leurs paroles, des corps glorieux. J'entendais à nouveau leur façon de dire " a " pour " elle ", de parler fort. Je les retrouvais tels qu'ils avaient toujours été, sans cette " sobriété " de maintien, ce langage correct, qui me paraissaient maintenant naturels. Je me sentais séparée de moi-même.
Annie Ernaux — La place -
Larmes, silence et dignité, tel est le comportement qu’on doit avoir à la mort d’un proche, dans une vision distinguée du monde. Ma mère, comme le voisinage, obéissait à des règles de savoir-vivre où le souci de dignité n’a rien à voir.
Annie Ernaux — La place -
Et si croire que je suis venue au monde pour écrire était une construction ? Au fil des années ?
Annie Ernaux — Écrire la vie -
J'ai retrouvé dans mes papiers une sorte de note d'intention : Explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé.
Annie Ernaux — Mémoire de fille -
Elle (ma mère) me disait, les yeux brillants, « c’est bien d’avoir de l’imagination », elle préférait me voir lire, parler toute seule dans mes jeux, écrire des histoires dans mes cahiers de classe de l’année d’avant plutôt que ranger ma chambre et broder interminablement un napperon. Et je me souviens de ces lectures qu’elle a favorisées comme d’une ouverture sur le monde.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Quand je suis au dehors, ma personne est néantisée. Je n’existe pas. Je suis traversée par les gens et leur existence, j’ai vraiment cette impression d’être moi-même un lieu de passage. Et ce Journal est une tentative de dire l’extériorité pour exprimer l’intériorité. C’est un journal intime extérieur. Je crois très fortement que c’est dans les autres que l’on découvre des vérités sur soi.
Annie Ernaux — Journal du dehors -
Violentes, rouges, aux lèvres et aux pommettes, continuellement pressées, il me semble les avoir toujours vues en train de trisser, à peine le temps de stopper sur le trottoir, serrer contre elles leur sac à provisions pour se baisser et m'embrasser sec avec un sonore, qu'est-ce que tu deviens la fille ? Pas de débordement de tendresse non plus, pas de ces bouches en cul de poule, petits yeux voilés de cajolerie pour s'adresser aux enfants. Des femmes un peu raides, brutales, aux colères éclatantes de gros mots et qui, à la fin des repas de famille, aux communions, pleurent de rire dans leur serviette. Ma tante Madeleine en montrait même le fond plissé de sa culotte rose. Je ne me souviens pas d'une seule le tricot à la main ou piétinant devant des sauces, elles sortaient de leur buffet les assortiments de charcuterie et la pyramide de papier blanc du pâtissier tachée de crème. La poussière, le rangement, elles s'en battaient l'œil, s'excusaient tout de même, pour la forme, « faites pas attention à la maison », disaient elles. Pas des femmes d'intérieur, rien que des femmes du dehors. Pages 14-15, Folio, 2018.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Organiser, le beau verbe à l’usage des femmes, tous les magazines regorgent de conseils, gagnez du temps, faites ci et ça, ma belle-mère, si j’étais vous pour aller plus vite, des trucs en réalité pour se farcir le plus de boulots possible en un minimum de temps sans douleur ni déprime parce que ça gênerait les autres autour.
Annie Ernaux — La femme gelée -
La politesse entre parents et enfants m'est demeurée longtemps un mystère. J'ai mis aussi des années à " comprendre " l'extrême gentillesse que des personnes bien éduquées manifestent dans leur simple bonjour. J'avais honte, je ne méritais pas tant d'égards, j'allais jusqu'à imaginer une sympathie particulière à mon endroit. Puis je me suis aperçue que ces questions posées avec l'air d'un intérêt pressant, ces sourires, n'avaient pas plus de sens que de manger bouche fermée ou de se moucher discrètement. Le déchiffrement de ces détails s'impose à moi maintenant, avec d'autant plus de nécessité que je les ai refoulés, sûre de leur insignifiance. Seule une mémoire humiliée avait pu me les faire conserver. Je me suis pliée au désir du monde où je vis, qui s'efforce de vous faire oublier les souvenirs du monde d'en bas comme si c'était quelque chose de mauvais goût.
Annie Ernaux — La place