Molière, Dom Juan, dénouement : commentaire de texte
Sommaire
Introduction
Dom Juan est une tragi-comédie écrite par Molière en 1665. La pièce est inspirée du Burlador de Sevilla du dramaturge espagnol Tirso de Molina. Molière évoque les dernières aventures sentimentales du célèbre séducteur et le châtiment final. Dom Juan est à bien d’un titre une œuvre atypique, puisqu’elle ne respecte pas les règles du Classicisme dominant et développe des accents baroques. Le dénouement de la pièce s’appuie sur le surnaturel et Molière n’hésite pas à y mélanger les genres. Des personnages mystérieux venus de l’au-delà entraînent le coupable dans la mort tandis que le valet Sganarelle assiste au châtiment de son ancien maître. L'œuvre fut rapidement censurée, après quelques représentations.
En quoi l’ambiguïté de ce dénouement contribue-t-elle à l’originalité de la pièce et à sa complexité ? C’est ce que nous examinerons tout d’abord en nous penchant sur la dimension conclusive de ces trois courtes scènes. Nous étudierons ensuite la conception baroque du passage, avant de nous interroger sur la signification à donner au dénouement de Dom Juan.
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I - Un dénouement à valeur de synthèse
À bien des égards, le dénouement de Dom Juan apparaît comme un résumé ou une synthèse des principales thématiques de la pièce. C’est d’ailleurs ce que l’on attend d’un dénouement théâtral : qu’il fasse le point sur le destin des personnages principaux et qu’il réponde à un certain nombre de questions qui ont été soulevées durant la pièce. Le bilan s’appuie logiquement sur la relation entre Sganarelle et Don Juan, avant que le valet ne se retrouve seul sur scène, à pleurer son maître et à réclamer ses gages.
La place de Sganarelle dans le passage
Le dénouement met l’accent sur Don Juan. C’est son destin qui se joue. Mais le valet Sganarelle est une fois encore présent à ses côtés. Il n’intervient pas dans l’action et se trouve relégué au rang de spectateur. Dans la scène 5, le valet tente à plusieurs reprises de pousser son maître à se repentir. A l’inverse, dans la scène 6, il ne parle pas, bien qu’il soit présent.
La pièce s’achève sur ses lamentations burlesques. Ainsi, sa réplique est encadrée par « mes gages, mes gages ». Le valet déplore de ne plus être payé de ses services suite au décès de son employeur. Mais il évoque aussi sa tristesse : « il n’y a que moi de malheureux ». Il l’attribue à la perte de son emploi, mais le spectateur, qui a assisté tout au long de la pièce à la complicité de Don Juan et de Sganarelle, comprend que le sentiment de deuil est réel, quand bien même Molière choisit de verser dans une forme de provocation. Le valet qui réclame son salaire face à la mort et au châtiment divin a beaucoup choqué à l’époque et le passage a longtemps été coupé.
Les traits de caractère manifestés par Sganarelle dans la pièce sont rappelés dans le dénouement. Le valet adopte une attitude protectrice à l’égard de Don Juan en cherchant à le raisonner : « Monsieur, rendez-vous à tant de preuves. Jetez-vous vite dans le repentir ». Jusqu’à la fin, Sganarelle aura cherché à convertir Don Juan et à le ramener sur la voie de la vertu. Nous retrouvons aussi la peur de Sganarelle face au surnaturel et sa tendance à ne se manifester qu’une fois le danger passé. Dans tous les cas, l’importance de Sganarelle est confirmée par le fait que c’est lui qui prononce les phrases conclusives. Il tire en quelque sorte, de manière ambiguë, la morale de l’histoire.
Don Juan : le courage et la raison
Don Juan, lui aussi, se révèle fidèle à lui-même dans ce dénouement. Nous retrouvons son arrogance et ses certitudes. Il brave l’au-delà en demandant : “qui ose tenir ces paroles ?” et n’hésite pas à se montrer provocateur. Son courage de gentilhomme est manifeste, puisqu’il affirme : « rien ne peut m’imprimer de la terreur ». Molière présente donc dans son dénouement un personnage héroïque, sans doute bien plus qu’il ne l’a été dans la pièce. Pour Don Juan, le moment ultime est semblable à une apothéose.
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Le second aspect du caractère de Don Juan que Molière met en évidence dans ce dénouement est son rationalisme. Plutôt que de céder à la peur, il cherche à comprendre et affronte le surnaturel avec un esprit scientifique et posé : « spectre, fantôme ou diable, je veux voir ce que c’est ». Ses actes relèvent de la logique puisqu’il cherche à « éprouver avec son épée si c’est un corps ou un esprit ». Molière développe ici un aspect du caractère de son personnage qui apparaissait déjà clairement dans la scène de la profession de foi, lorsque Don Juan affirmait : « je crois que deux et deux font quatre, Sganarelle ». Le personnage croit en la science et en l’expérience concrète, par opposition à la croyance.
Le châtiment comme conclusion
La pièce s’achève sur le châtiment de Don Juan. Les crimes du libertin le conduisent droit en enfer. Molière a su manifester sur scène cette causalité, ce qui confère beaucoup de force visuelle à ce dénouement. Ainsi, un spectre qui représente une femme voilée rappelle les promesses de mariage que Don Juan n’a pas honorées. On peut aussi y voir une allusion à Dona Elvire. Ce spectre symbolise toutes les femmes outragées et évoque le principal péché de Don Juan, le séducteur libertin.
Apparaît ensuite une allégorie de la mort et du temps. Le spectre se transforme et a désormais une faux à la main. Le temps tient une place importante dans la pièce, puisque dès le début, les moments semblent comptés pour Don Juan. Il est continuellement en fuite pour échapper au châtiment terrestre, c’est finalement le châtiment divin qui le rattrape : “Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue”. A la scène 6, la statue du commandeur constitue une autre apparition surnaturelle, qui rappelle les méfaits de Don Juan. La statue incarne la justice et délivre sa sentence face au meurtre du commandeur.
Le dénouement représente donc de manière symbolique, à travers différents personnages surnaturels, les éléments importants de la pièce. La conduite libertine conduit à la sanction suprême, la mort et l’enfer. La réplique finale de Sganarelle reprend certains de ces éléments de manière plus prosaïque, en les dépouillant de leur charge surnaturelle : il évoque ainsi l’épisode des paysannes, “filles séduites”, mais aussi les “femmes mises à mal”, comme Dona Elvire. “Les lois violées” se rapportent au meurtre du commandeur tandis que Pierrot est l’un des “maris poussés à bout”. “Le ciel offensé” peut faire référence à l’enlèvement du couvent de Dona Elvire et à l’athéisme de Don Juan.
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Le dénouement est attendu, il est également logique et découle de la pièce dans son ensemble. Il est similaire à celui de la pièce de Tirso de Molina. Molière n’improvise pas, ses spectateurs connaissent l’intrigue et l'œuvre du dramaturge espagnol. Molière s’en tient à son modèle. Don Juan a fait semblant de se repentir dans les scènes précédentes, mais il est désormais au pied du mur, démasqué. Il ne peut plus se dérober.
II - Un dénouement baroque
Molière compose ses pièces à l’époque classique. Néanmoins, dans Dom Juan, il emploie des effets baroques, s’appuyant sur le mélange des genres et le recours au surnaturel.
Le recours au surnaturel
Alors que le Classicisme se distingue par sa rigueur, sa clarté, voire son dépouillement, le Baroque est un art foisonnant, qui n’hésite pas à prendre des libertés avec la logique et la raison. Nous avons vu que Molière s’inspire dans sa pièce d’une œuvre de Tirso de Molina, auteur baroque.
Le dénouvement de Dom Juan se distingue ainsi par l’utilisation du surnaturel, sous la forme d’une série d’effets spéciaux. On note la présence de personnages fantastiques, comme le spectre, le fantôme ou l’allégorie du Temps avec sa faux. L’apparition se transforme, fidèle en cela au goût du Baroque pour la métamorphose. A la scène 6, la statue du commandeur semble arriver de nulle part.
Molière plonge le spectateur dans un univers fantastique et surnaturel, pour un dénouement nocturne qui ne retourne au réel que dans la dernière réplique de Sganarelle. C’est d’ailleurs l’une de ses fonctions : contrebalancer la dimension surnaturelle des scènes 5 et 6.
Les didascalies indiquent précisément les effets spéciaux voulus par Molière. On assiste tout d’abord à la métamorphose du spectre : « le Spectre change de figure et représente le Temps avec sa faux à la main », puis à sa disparition : « Le Spectre s’envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper ». La dernière didascalie suggère l’utilisation d’effets spéciaux : « le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé ».
Dom Juan apparaît ici comme une pièce à machine, qui n’est pas sans rappeler le Deus ex machina du théâtre antique. Les pièces baroques utilisent fréquemment ce type d’effets et ne respectent donc pas l’exigence de vraisemblance du Classicisme.
Une fin qui bafoue la bienséance classique
De même, Molière compose un dénouement qui bafoue les règles de la bienséance classique, ce qui explique qu’il ait pu choquer. Don Juan s’enferme jusqu’au bout dans son attitude provocatrice et persiste dans ses comportements immoraux et dans la faute. La morale chrétienne de l’époque, incarnée à la scène 5 par Sganarelle, veut au contraire qu’un mourant se repente : « jetez-vous vite dans le repentir ».
C’est encore Sganarelle qui énonce les fautes de son maître décédé, dans une énumération à valeur de bilan : « Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout ». Don Juan, à l’inverse, se caractérise, selon les termes de la statue, par « l’endurcissement au péché ».
Les conventions du théâtre classique imposent de ne pas représenter la mort sur scène. Même s’il disparaît englouti dans les enfers, la dernière réplique de Don Juan peut être comprise comme une agonie : « Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent ». La bienséance classique n’est pas respectée.
Le mélange des genres
Enfin, l’esthétique classique refuse le mélange des genres. En tant que tragi-comédie, Dom Juan viole donc une autre règle, qui veut qu’on n’associe pas comique et tragique. On peut évoquer un dénouement tragique, non seulement en raison de la mort de personnage titre, mais aussi parce que Don Juan épouse jusqu’à la fin sa destinée. Son châtiment est d’ailleurs annoncé tout au long de la pièce. De même, le héros est soumis à un dilemme, se repentir ou mourir.
Molière emploie un registre pathétique, pour évoquer la souffrance de Don Juan : « me brûle, que sens-je, tout mon corps devient un brasier ardent ». À l’inverse, le personnage de Sganarelle apporte une touche comique, qui tempère le pathétique et la noirceur du dénouement. Le valet est cupide, lorsqu’il réclame ses gages, égocentrique (« il n’y a que moi seul de malheureux ») et peureux, puisqu’il n’intervient qu’une fois que Don Juan est tombé dans les enfers, une fois le danger passé.
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Le dénouement de Dom Juan est le moment le plus baroque de la pièce, que ce soit en raison du surnaturel ou du mélange des genres. L’association d’éléments hétéroclites convient bien, d’ailleurs, à l’ambiguïté de cette fin, qui ne prend pas réellement position sur les crimes et le châtiment de Don Juan ou la question du libertinage.
III - Un dénouement ambivalent
Bien que le dénouement présente de nombreux éléments baroques, il répond aussi à des exigences classiques, puisqu’il apporte une conclusion rapide et synthétique à l’intrigue. Néanmoins, l’auteur ne prend pas réellement position. Le dénouement reflète à la fois sa fascination pour le personnage de Don Juan et sa sympathie pour celui de Sganarelle. Or, il s’agit de deux voies incompatibles et la morale de la pièce n’est pas forcément tranchée.
Plaire et instruire ?
L’objectif de Molière dans ses pièces est à la fois de plaire au spectateur et de l’instruire. C’est d’ailleurs là une règle classique. Le dramaturge s’y conforme souvent, par exemple dans des pièces comme Tartuffe où il présente une critique de l’hypocrisie. Mais Dom Juan est une œuvre plus ambiguë et cette ambiguïté transparaît en particulier dans le dénouement.
Il y a certes de quoi plaire au spectateur dans ce dénouement aux nombreux effets spéciaux. Les dernières scènes sont, comme nous l’avons montré, spectaculaires à souhait. Le contrepoint comique, assuré par Sganarelle, contribue au plaisir que l’on peut prendre à regarder la conclusion de la pièce.
Mais qu’en est-il de l’enseignement moral réclamé par le Classicisme ? Tout d’abord, il semble que Molière se conforme à la morale courante. Son héros est puni de manière exemplaire, puisqu’il subit le châtiment des hérétiques en étant brûlé vif. Il finit en enfer. Les personnages rassemblés pour assister à son trépas rappellent les valeurs à ne pas bafouer : le commandeur, tout d’abord, oppose “l’endurcissement au péché” et “les grâces du Ciel”, puis Sganarelle rappelle “l’impiété” de son maître. La scène respecte donc l’enseignement chrétien.
L’apothéose de Don Juan ?
Mais on sent parfois Molière peu convaincu. Tout porte à croire qu’un certain nombre d’éléments de la condamnation de Don Juan sont purement formels. Après tout, le dramaturge suit la trame de Tirso de Molina. Cependant, on sent une véritable fascination pour Don Juan et donc pour la transgression qu’il incarne.
Molière offre à son personnage titre une sorte d’apothéose héroïque. Certes, on peut percevoir une critique de l’orgueil de Don Juan, mais sa fin est grandiose et le personnage s’élève au rang de héros tragique. Don Juan est grand par sa constance et son courage : « il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir ». Le personnage fait preuve d’une grande fermeté, ce que montre par exemple la répétition de « je veux ». Ses paroles sont brèves et fermes. La répétition de “non” souligne son acharnement à revendiquer la liberté.
Face à la mort, Don Juan n’a pas d’hésitation. Il embrasse son destin et le fait de manière résolue et héroïque : « Donnez-moi la main. / La voilà ». Jusqu’au bout, Don Juan demeure donc dans le défi.
Une morale ambivalente
L’enseignement moral n’est pas aussi clair que dans d’autres pièces de Molière. Plusieurs éléments suggèrent que le châtiment de Don Juan n’est sans doute pas à prendre au pied de la lettre. Certes, Molière invoque une imagerie chrétienne, mais le Baroque du dénouement et son exagération manifeste tendent à remettre en doute sa réalité. La dernière réplique de Sganarelle tourne en ridicule le châtiment du libertin.
On imagine aisément Molière tentant d’anticiper la censure en satisfaisant à la morale officielle de son temps. D’ailleurs, sa sympathie pour l’honnête homme qu’est Sganarelle apparaît comme évidente. Mais il n’en demeure pas moins qu’il souligne dans les dernières lignes le ridicule du personnage, véritable bouffon inspiré de la Commedia dell’arte. Sa fascination pour la liberté et la transgression est tout aussi évidente.
Le dénouement est donc en demi-teinte. La pièce est complexe par ses décors, ses effets spéciaux, ses retournements, mais aussi par son dénouement, dont l’auteur ne livre pas réellement les clés. Entre l’honnête homme étriqué et le grand seigneur méchant homme au caractère flamboyant, difficile de trancher. Molière ne le fait pas.
Conclusion
Le dénouement de Dom Juan respecte l’esthétique classique en ce sens qu’il apporte une conclusion aux problèmes posés par le nœud. Cette conclusion est par ailleurs rapide. Elle revient de manière concise aussi bien sur les principaux personnages que sur les événements de l’intrigue. Néanmoins, l’interprétation reste en suspens, entre le conformisme et la subversion.
Il faut garder à l’esprit que Molière n’avait guère le choix, s’il voulait voir sa pièce jouée sur scène. Dans le contexte historique et religieux de son époque, il ne pouvait laisser vivre Don Juan, d’ailleurs coupable de la mort du commandeur. Pour le spectateur ou le lecteur d’aujourd’hui, il est difficile de savoir quelle était exactement la position de Molière, ce qu’il faut attribuer dans ce dénouement à ses convictions et ce qui relève des conventions sociales. La dramaturgie baroque se fait l’écho de cette ambiguïté.
C’est donc aux metteurs en scène successifs qu’il revient de trancher : certains ne le font pas et soulignent l’ambivalence du dénouement, d’autres font de Don Juan un être orgueilleux, d’autres encore célèbrent en lui un héros.