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Orhan Pamuk : Le musée de l'Innocence - critique

Le bonheur est éphémère, convoité et il faut bien souvent payer le prix fort pour pouvoir le toucher du bout des doigts. Il est donc impératif de savoir jouir de ces instants courts, rares, parfois ridicules, frivoles, sans savoir la véritable valeur qu’ils cachent et sans comprendre l’origine de leur fulgurante apparition comme lorsque Kemal, le personnage principal du Musée de l’Innocence d’Orhan Pamuk, contemple « la lente et gracieuse descente d’un foulard violet, se déployant ou se rétractant au gré du léger vent qui imprimait à sa course des mouvements capricieux de cerf-volant » et comprend peu après que cette scène de vie demeurera son souvenir le plus heureux. 

Il est ensuite nécessaire de lutter contre une mémoire capricieuse pour ancrer ces moments dans son esprit et ainsi le doter de quelques armes contre les malheurs de la vie, ces tristesses quand « un seul être vous manque, et tout est dépeuplé » (Lamartine), ces moments violents, sinueux et voraces, venant balafrer l’esprit oublieux des maigres joies qui l’ont animé, « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle ; sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis ; et que de l’horizon embrassant tout le cercle ; il nous verse un jour noir plus triste que les nuits » (Baudelaire), quand on s’accroche à un compagnon d’infortune « en hurlant son songe de chagrin idiot » (Rimbaud) et que pour seule réponse il nous renvoie à la gueule une sorte de concupiscence dénuée d’amour.

Orhan Pamuk, dans ce roman de 672 pages, décrit la vie d’un trentenaire fortuné sur le point de se marier à Sibel, issue du même milieu social, quand une rencontre avec une jeune femme modeste, Füsun, bouleverse cet avenir radieux. L'irrationnel s’empare alors de la vie de Kemal et pulvérise une existence faite de calculs et de boniments.

Dans cette Turquie des années 70, Orhan Pamuk décrit avec précision la société bourgeoise stambouliote dont il a lui même fait partie, sur un arrière-fond de guerre civile entre communistes et nationalistes. Il questionne l’installation de la modernité sous l’influence de l’Europe, les évolutions des moeurs en Turquie et surtout l’épineuse question de la virginité au moment du mariage. Dans ce microcosme privilégié de plus en plus libéral, il devient à la mode de succomber aux appétits libidineux avant l’union sacrée du mariage, bien que quelques couples résistent encore en se disant que l’attente grandira d’autant leur bonheur conjugal.

Aujourd’hui, les jeunes occidentaux en proie au binge drinking passent dès les premières heures d’une rencontre aux plaisirs de la chaire sans même se demander si cette union peut faire fleurir les joies de l’amour, et par conséquent réduisent d’autant leurs chances de connaître un tel bonheur, préférant l’illusion du plaisir fugace comme s’ils vivaient des temps de guerre où tout est incertain. Ce roman offre une réflexion sur la patience, la valeur de l’attente et les affres de l’absence.

La croyance de Kemal en son amour pour lequel il a tout sacrifié ne s’embarrasse pas des commérages et des “on dit” de quelques vautours mondains qui pensent trouver leur bonheur dans la dénonciation de ceux qui l’ont véritablement trouvé. Contre vents et marée, le personnage principal sombre, s’isole, se renferme sous le poids d’un amour impossible, devenant un héros grandit par son malheur, un peu comme lorsque Limonov (dans le roman biographique d’Emmanuel Carrère) se taille les veines pour empêcher la tromperie de sa maîtresse. 

C’est sans doute vers cette période que je commençai à pressentir que pour la majorité des gens l’existence était non pas un bonheur à vivre intérieurement et en toute sincérité mais un état dans lequel on était constamment tenu de jouer un rôle, dans un espace étroit fait de contraintes, de punitions et de mensonges auxquels il fallait faire mine de croire.

Alors que Kemal perd sa fiancée dans les tumultes de sa passion avec Füsun, celle-ci disparaît soudainement, laissant le pauvre bougre avec sa solitude. C’est alors que Kemal se met à collectionner les objets ayant appartenus à Füsun, comme pour se rapprocher de l’être aimé et puiser en eux quelques souvenirs heureux. De là naît l’idée invraisemblable d’en faire un musée pour raconter au monde combien cette passion dévorante l'a rendue heureux et avec la volonté d'en inspirer quelques autres, de rappeler aux jeunes gens en proie au fléau de l’hyper-rationalisme que l’amour est encore possible, qu’il est louable, et que bien qu’il puisse faire souffrir, rien ne peut arrêter le ruissellement de ses effluves heureuses.

Mais quand nous désignons le moment le plus heureux de notre existence, nous savons pertinemment qu’il appartient à un passé depuis longtemps révolu, et c’est la raison pour laquelle il nous fait souffrir. La seule chose qui puisse nous rendre cette souffrance tolérable, c’est de posséder un objet datant de ce moment en or. Ces vestiges conservent les souvenirs, les couleurs, la texture et les plaisirs visuels de ces instants de bonheur absolu, bien plus fidèlement que les personnes qui nous les ont fait vivre.

Kemal ordonne ainsi à Orhan Pamuk, avec qui il partage un lien de parenté, de rédiger le guide de son musée qui « devra toujours rester ouvert aux amoureux qui cherchent désespérément un endroit où s’embrasser dans Istanbul. » Histoire vraie ou pure fiction, les lecteurs qui se perdront dans le musée de l’Innocence (situé dans les ruelles de Çukurcuma à Istanbul) y trouveront peut-être, eux-aussi, la clé d’une vie heureuse en se mettant à rêver devant ces objets banals qui, malgré tout, regorgent de bonheur.

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Le livre : Le musée de l'Innocence d'Orhan Pamuk (Gallimard, 2011)

Pendant une semaine, jour et nuit dans Istanbul, un jeune avocat, Galip, part à la recherche de sa femme Ruya, qu'il aime depuis l'enfance, et qui lui a laissé une lettre mystérieuse : est-ce un jeu ? un adieu ? Dans le fol espoir de la retrouver, il fouille ses souvenirs et le passé militant de Ruya. Il lit et relit les écrits de Djélâl, le demi-frère de sa femme - un homme secret qu'il admire. Mais lui aussi semble avoir disparu. À la recherche des deux êtres qu'il aime, Galip est en même temps en quête de sa propre identité et, bientôt, de celle d'Istanbul, présentée ici sous un aspect singulier : toujours enneigée, boueuse et ambiguë, insaisissable.

Kemal, un jeune homme d’une trentaine d’années, est promis à Sibel, issue comme lui de la bonne bourgeoisie stambouliote, quand il rencontre Füsun, une parente éloignée et plutôt pauvre. Il tombe fou amoureux de la jeune fille, et sous prétexte de lui donner des cours de mathématiques, la retrouve tous les jours dans l’appartement vide de sa mère. En même temps, il est incapable de renoncer à sa liaison avec Sibel.

C’est seulement quand Füsun disparaît, après les fiançailles entre Sibel et Kemal célébrées en grande pompe, que ce dernier comprend à quel point il l’aime. Kemal rend alors visite à sa famille et emporte une simple réglette lui ayant appartenu : ce sera la première pièce du musée qu’il consacrera à son amour disparu. Puis, il avoue tout à Sibel et rompt les fiançailles. Quand, quelque temps après, Kemal retrouve la trace de Füsun, mariée à son ami d’enfance Feridun, son obsession pour la jeune femme montera encore d’un cran… 

Le musée de l’innocence est un grand roman nostalgique sur l’amour, le désir et l’absence, une nouvelle preuve de l’immense talent de l’écrivain turc.


Avec Le Musée de l’innocence, Orhan Pamuk signe son plus grand roman : une immense histoire d’amour, hors norme et révolutionnaire, sur fond d’Istanbul 70’s et de lutte des classes.

Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles
  • Nombre de pages : 672
  • Prix : 25,40 euros

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L'auteur : Orhan Pamuk

Orhan Pamuk, de son vrai nom Ferit Orhan Pamuk, est un écrivain turc né le à Istanbul. Ses romans ont rencontré un énorme succès dans son pays et dans le monde, où ils se sont vendus à plus de onze millions d'exemplaires, ce qui fait de lui l'écrivain turc le plus vendu dans le monde. Ils sont traduits en plus de 60 langues. Il est Prix Nobel de Littérature et a remporté trois grands prix littéraires en Turquie, le prix France Culture en 1995, le prix du meilleur livre étranger du New York Times en 2004, le prix des libraires allemands le et le prix Médicis étranger pour Neige. En 2006, Pamuk est classé par Time Magazine comme l'une des 100 personnalités les plus influentes du monde.

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Commentaires

dufosse

donc ou dont (3 cassés)

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La langue française

?

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