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Citations sur le sur - Page 3
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Les critiques de ce livre sont plutôt négatives, cela ne m'étonne pas plus que tant, mais je tiens quand même à défendre ce que j'ai aimé. Certaines longueurs, certes. Un style pas toujours digeste ? Par moment, c'est également vrai. D'ailleurs, l'auteur retrouvera par la suite une sobriété plus grande. Des inepties ? Cela par contre non, je ne suis pas d'accords. L'auteur touche juste et fait preuve d'une grande subtilité. Je me suis procuré ce livre après avoir lu une interview de son auteur sur le net. Ce qu'il disait de Lacan avait titillé ma curiosité et j'avais choisi ce pavé parmi d'autres livres à la bibliothèque de mon quartier. Je l'ai dévoré en 5 jours. Franchement, l'un des meilleurs livres que j'ai lu. Riche. Dense, Intelligent. Subtile. Critique. C'est vrai aussi que je n'aime ni le nouveau roman, ni le roman actuel. Un livre qui se lit comme on regarde un film, je ne croche généralement pas. Je suis plutôt un lecteur d'essai et de philosophie. Mais ce livre m'a réconcilié avec la littérature. J'ai depuis lu quatre ou cinq livres de Sollers que je ne connaissais pas. Je ne lis jamais les journaux littéraires et provincial, je ne connaissais pas son auteur. J'ai découvert quelqu'un qui défend une sensibilité qui est aussi la mienne : une certaine profondeur pas toujours policée de l'âme, l'homme hétérosexuel, l'Italie, une certaine façon de lire la Bible, Picasso. J'y ai découvert un auteur pour la vie. Merci Monsieur Sollers.
Philippe Sollers — Femmes -
« Je me revois, à l’automne 1963, arrivant pour la première fois, de nuit, à Venise. Je viens de Florence, me voici tout à coup sur la place Saint-Marc. La précision de la scène est étonnante : debout, sous les arcades, regardant la basilique à peine éclairée, je laisse tomber mon sac de voyage, ou plutôt il me tombe de la main droite, tant je suis pétrifié et pris. J’entends encore le bruit sourd qu’il fait sur les dalles. Je sais, d’emblée, que je vais passer ma vie à tenter de coïncider avec cet espace ouvert, là, devant moi. J’ai ressenti une émotion du même genre, mais moins forte, en pénétrant, à Pékin, dans la Cité Interdite et, surtout, en allant aux environs visiter le temple du Ciel au toit bleu. C’est un mouvement bref de tout le corps violemment rejeté en arrière, comme s’il venait de mourir sur place et, en vérité, de rentrer chez soi. Etre dehors est peut-être une illusion permanente : il n’y aurait que du dedans et nous nous acharnerions à ne pas le savoir. La nuit (il était très tard, il n’y avait personne ni sur la place, ni dans les ruelles) favorisait ce choc semblable à celui qu’on ressent dans l’épaule en tirant un coup de fusil. Détonation silencieuse, vide, plein, vide ; évidence intime. [...] Casanova (Mémoires) : « Je me suis déterminé à solliciter ma grâce auprès des inquisiteurs d’Etat vénitiens [...] je l’ai obtenue. Ce fut le 14 septembre 1774. Mon entrée à Venise, au bout de dix-neuf ans, me fit jouir du plus beau moment de ma vie. » Philippe Sollers Venise éternelle, les voyageurs photographes au siècle dernier éditions Jean-Claude Lattès, 1993, p.34 39.
Philippe Sollers -
Acqua Alta. La ville est à fleur d'eau, elle se laisse envahir par elle. C'est l'inondation, et il faut installer sur des tréteaux des passerelles de planches. Restons sur les quais, des bottes sont nécessaires, mais on peut aussi retrousser ses pantalons et marcher pieds nus dans cette prairie liquide. Tu enlèves tes souliers à talons, tu danses un peu. Tu te souviens ? La main dans la main près de l'église ? Comme on a ri au soleil ?
Philippe Sollers — Dictionnaire amoureux de Venise -
Werth n’en pouvait plus... Tout l’ennuyait, le fatiguait de plus en plus, le dégoûtait... Les demandes des uns, les supplications des autres ; l’atmosphère de malveillance implacable qui entoure la prostitution douce ; la niaiserie dépendante des garçons exigeant sans cesse d’être assistés, maternés, poussés, pistonnés... Pour quelques instants agréables (et encore), quel prix à payer... Téléphones, lettres, démarches, arbitrages... Conseils, indulgence à n’en plus finir, tutelle, pourboires déguisés... A ce jeu de la résignation, Werth était devenu une sorte de saint malgré lui, gardant quand même sa réserve ponctuée de soubresauts rageurs... Il ne vivait pas du tout son homosexualité comme le font la plupart, désormais, de façon triomphante, agressive, militante, dure, prononcée... L’obscénité en vitrine... Boîtes sado-maso, valse du cuir... Torses, poils, muscles, piscines d’argile, mer gluante... Floc-floc des râles et des grognements... La seule chose qui avait toujours fait peur à Werth, c’est que sa mère apprenne ses goûts par la presse... Qu’il y ait comme ça un scandale mettant en cause sa situation, d’ailleurs péniblement acquise, de grand professeur... Déjà, l’hostilité des collègues, l’inlassable calomnie des ratés universitaires... Rien à voir avec le gauchisme viril de Pasolini... Les sous-prolétaires dans le cambouis, sur la plage... Avec le risque d’assassinat au bout, c’est d’ailleurs ce qui a fini par arriver... Non, les Français sont plus réservés, que voulez-vous, ils souffrent de plus en plus, en demi-teintes... Proust dans une boîte de New York ? Charlus et Jupien dans les bains-douches directs de la 72e Rue ? Werth se battait, sans illusions, pour une sorte de sensualité atténuée, une variante d’épicurisme... Bouddhiste, japonisant, légèrement affaissé..
Philippe Sollers — Femmes -
Un lecteur, ou une lectrice, ouvre ce livre, le feuillette, le fait traduire, comprend vaguement que l'auteur a dû faire partie d'un complot subversif difficile à identifier. Les événements dont il est question sont lointains, on n'en garde qu'un souvenir contradictoire, la plupart des historiens les classent parmi les révoltes sans lendemain. Le narrateur commence par avoir envie de se suicider, ne le fait pas, rencontre une femme qui transforme son existence. Dora est une jeune et jolie veuve, avocate, dont le mari, disparu prématurément, possédait une vaste bibliothèque. Des livres anciens, des manuscrits rares, l'ouvre d'un collectionneur. [..] Il y a aussi une pianiste célèbre, Clara, une personnage mystérieux, François, ce dernier étant peut-être un espion chinois. Le ton général est très critique sur la société du temps de l'auteur, mais la société, au fond, à quelques transformations techniques près, est toujours la même. Les références chinoises abondent, ce qui est plutôt curieux pour un auteur occidental de cette période. Que veut-il Que cherche-t-il ? Le narrateur semble mener une vie clandestine organisée très libre, notamment sur le plan amoureux. Comme il pense à des tas de choses à la fois, son récit donne souvent l'impression d'une un tableau cubiste. Parfois on est perdu, mais on s'y retrouve toujours.
Philippe Sollers — Passion fixe -
Ludivine Sereni, bartleby /2 Cette rumeur serait-elle la basse et vile rumeur, la Fama, celle « qui remplit les peuples de mille bruits où elle annonçait également ce qui était arrivé et ce qui ne l’était pas » ? Ou bien est-elle celle dont parle Marcel Detienne dans l’Ecriture d’Orphée ? : A qui sait écouter, toute rumeur fait signe. C’est alors une voix ponctuelle, instantanée, comme un atome de rumeur constituée, de celle qui relayée de bouche en bouche et d’oreille en oreille, se métamorphose en récit formel déjà, chacun y ajoutant ou en retirant quelque chose, par une procédure inconsciente mais toujours en une création multiple. Si le consultant singulier peut donner un sens à une voix prélevée dans un essaim de sens, c’est assurément que les dieux ne cessent de faire signe aux hommes en leur envoyant des rêves, en leur dépêchant des vols d’oiseaux, des messages en même temps que des voix oraculaires. Toute rumeur, alors, trouve sa source dans le dieu sous le nom de Phémios comme l’aède au palais d’Ithaque. Et c’est auprès de Zeus que se tient docile et prête à partir la rumeur messagère, la puissance appelée ossa dont le nom est associé à une sorte de divination par les sons (otteia).(C’est moi qui souligne) J La rumeur veut que Bartleby ait travaillé un temps au service des Lettres au rebut. Ces lettres, messages de vie, qui courent vers la mort, sont pour l’éternité repliées sur elles-mêmes. Or, n’est-ce pas de cette façon que l’avoué retrouve pour la dernière fois Bartleby, dans cette prison à l’architecture égyptienne — et quoi de plus juste pour un scribe ? Bartleby replié sur lui-même, telle une lettre, disparaît doucement. La formule, sa répétition, ne faisait qu’accroître le repli de l’être-du-rien. Retiré dans les abîmes, d’où nul être humain ne ressort vivant, le scribe s’éteint doucement, dans un pieux et blanc silence, tel qu’il l’a toujours fait. Mais ne peut-on pas aussi voir dans cette étrange nouvelle, une démonstration de l’écriture percurrente d’Herman Melville ? Et comment distinguer, sinon dans la forme, Bartleby de la Baleine Blanche ?... [4] C’est l’histoire de l’encre comme sang, épousant ce blanc qui sonne comme un silence, un rien avant tout commencement... Le roman se fait tout seul, et ton roman est universel si tu veux...
Philippe Sollers — L'Infini, n°17 -
Mon père, fils d’ouvrier, ayant fait fortune dans l’édification d’une usine, était sombre, préoccupé, levé très tôt, pour aller à son bureau. Il se taisait beaucoup et son athéisme était radical. Il a fait, à mon égard, quelques gestes significatifs : m’amener, très jeune, voir un télescope, m’offrir un microscope, m’emmener visiter une grotte préhistorique, attirer mon attention sur la pensée anarchiste...
Philippe Sollers — Légende -
Elle a toujours eu honte de l'amour. ils n'avaient pas de caresses ni de gestes tendres l'un pour l'autre. devant moi, il l'embrassait d'un coup de tête brusque, comme par obligation, sur la joue. Il lui disait souvent des choses ordinaires mais en la regardant fixement, elle baissait les yeux et s'empêchait de rire, j'ai compris qu'il lui faisait des allusions sexuelles.
Annie Ernaux — La place -
Moins on a d’argent et plus les courses réclament un calcul minutieux, sans faille. Plus de temps. Faire la liste du nécessaire. Cocher sur le catalogue des promos les meilleures affaires. C’est un travail économique incompté, obsédant, qui occupe entièrement des milliers de femmes et d’hommes.
Annie Ernaux — Regarde les lumières, mon amour -
Trois cent soixante-cinq repas multipliés par deux, neuf cents fois la poêle, les casseroles sur le gaz, des milliers d'oeufs à casser, de tranches de barbaque à retourner, de packs de lait à vider. Toutes les femmes, le travail naturel de la femme. Avoir une profession, comme lui, bientôt, ne m'y fera pas échapper, au frichti. Quelle tâche un homme est-il obligé de se coltiner, tous les jours, deux fois par jour, simplement parce qu'il est homme.
Annie Ernaux — La femme gelée -
La honte ne cessait pas de menacer les filles. Leur façon de s'habiller et de se maquiller, toujours guettée par le trop: court, long, décolleté, étroit, voyant, etc., la hauteur de leurs talons, leurs fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d'elles était l'objet d'une surveillance généralisé de la société. A celles qui étaient obligées de quitter le giron familial, elle fournissait la Maison de la Jeune Fille, la cité universitaire séparée de celle des garçons, pour les protéger des hommes et du vice. Rien, ni l'intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant que la réputation sexuelle d'une fille, c'est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage, dont les mères, à l'instar de leurs mères à elles, se faisaient les gardiennes : si tu couches avant d'ètre mariée, personne ne voudra plus de toi - sous- entendu, sauf un autre rebut du marché côté masculin, un infirme ou un malade, ou pire, un divorcé. La fille mère ne valait plus rien, n'avait rien à espérer, sinon l'abnégation d'un homme qui accepterait de la recueillir avec le produit de la faute. Jusqu'au mariage, les histoires d'amour se déroulaient sous le regard et le jugement des autres.
Annie Ernaux — Les années -
La forme de son livre ne peut donc surgir que d'une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l'époque, l'année, plus ou moins certaine, dans laquelle elles se situent - les raccorder de proche en proche à d'autres, s'efforcer de réentendre les paroles des gens, les commentaires sur les évènements et les objets, prélevés dans la masse des discours flottants, cette rumeur qui apporte sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être, penser, croire, craindre, espérer. Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s'en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d'il y a si longtemps à aujourd'hui - pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l'Histoire.
Annie Ernaux — Écrire la vie -
Sortant d'Auchan, un très vieil homme plié en deux, flottant dans un imperméable, avance tout doucement avec une canne en traînant des chaussures avachies. Sa tête tombe sur la poitrine, je ne vois que son cou. De la main libre, il tient un cabas hors d'âge. Il m'émeut comme un scarabée admirable venu braver les dangers d'un territoire étranger pour rapporter sa nourriture.
Annie Ernaux — Regarde les lumières, mon amour -
En passant, l'une de mes institutrices a dit une fois que la maison était jolie, une vraie maison normande. Mon père a cru qu'elle parlait ainsi par politesse. Ceux qui admiraient nos vieilles choses, la pompe à eau dans la cour, le colombage normand, voulaient sûrement nous empêcher de posséder ce qu'ils possédaient déjà, eux, de moderne, l'eau sur l'évier et un pavillon blanc.
Annie Ernaux — La place -
Il avait faim. Quelle sensation ça fait de s’étaler la serviette sur les genoux et de voir arriver des nourritures qu’on n’a pas décidées, préparées, touillées, surveillées, des nourritures toutes neuves, dont on n’a pas reniflé toutes les étapes de la métamorphose. Je l’ai oublié. Bien sûr, le restaurant parfois, rare, il faut prendre une baby-sitting, et c’est de l’extraordinaire, des plats avec parfum de fric et je-te-sors-ce-soir-ma-jolie. Pas sa fête à lui, biquotidienne, tranquille, pas besoin de remercier, chic du céleri rémoulade, le bifteck saignant, les pommes de terre sautées fondantes dans le caquelon. Quand je me sers des pommes de terre en face de lui, ça fait une demi-heure que je les respire, les pré-mâche presque, toujours à goûter, la quantité de sel, le degré de cuisson, à couper l’appétit, le vrai, celui qui est désir et salive. Mais, lui, qu’il mange au moins, qu’il paie mes efforts, intraitable déjà, qu’il nettoie les plats, les restes me font horreur, comme une peine perdue, du gâchis d’énergie, et puis traîner dans le frigo un passé de nourriture qu’il faudra regoûter, resservir, maquiller, j’en ai mal au cœur d’avance (page 164 folio).
Annie Ernaux — La femme gelée -
À nouveau, nous nous adressions la parole sur ce ton particulier, fait d'agacement et de grief perpétuel, qui faisait toujours croire, à tort, que nous nous disputions et que je reconnaîtrais, entre une mère et une fille, dans n'importe quelle langue.
Annie Ernaux — Une Femme -
Parce que les étés finissaient pas se ressembler et qu’il était de plus en plus lourd de n’avoir souci que de soi, que l’injonction de “se réaliser” tournait à vide à force de solitude et de discussions dans les mêmes cafés, que le sentiment d’être jeune se muait en celui d’une durée indéfinie et morne, qu’on constatait la supériorité sociale du couple sur le célibataire, on tombait amoureux avec plus de détermination que les autres fois et, un moment d’inattention au calendrier Ogino aidant, on se retrouvait mariés et bientôt parents.
Annie Ernaux — Les années -
Clinique de Pontoise ... J'ai longtemps vu traîner un Madame Figaro ou figurait sur la couverture une fille aux seins nus sous une robe en voile. Il y avait écrit en gros caractères OSEZ LA TRANSPARENCE ! En France, 11 % des femmes ont été, sont atteintes d'un cancer du sein. Plus de trois millions de femmes. Trois millions de seins couturés, scannérisés, marqués de dessins rouges et bleus, irradiés, reconstruits, cachés sous les chemisiers et les tee-shirts, invisibles. Il faudra bien oser les montrer un jour, en effet.
Annie Ernaux — L'usage de la photo -
Je vais continuer d'écrire sur ma mère. Elle est la seule femme qui ait vraiment compté pour moi et elle était démente depuis deux ans.
Annie Ernaux — Une Femme -
Mais les signes de ce qui m'attendait réellement, je les ai tous négligés. Je travaille mon diplôme sur le surréalisme à la bibliothèque de Rouen, je sors, je traverse le square Verdrel, il fait doux, les cygnes du bassin ont reparu, et d'un seul coup j'ai conscience que je suis en train de vivre peut-être mes dernières semaines de fille seule, libre d'aller où je veux, de ne pas manger ce midi, de travailler dans ma chambre sans être dérangée. Je vais perdre définitivement la solitude. Peut-on s'isoler facilement dans un petit meublé, à deux. Et il voudra manger ses deux repas par jour. Toutes sortes d'images me traversent. Une vie pas drôle finalement. Mais je refoule, j'ai honte, ce sont des idées de fille unique, égocentrique, soucieuse de sa petite personne, mal élevée au fond. Un jour, il a du travail, il est fatigué, si on mangeait dans la chambre au lieu d'aller au restau. Six heures du soir cours Victor-Hugo, des femmes se précipitent aux Docks, en face du Montaigne, prennent ci et ça sans hésitation, comme si elles avaient dans la tête toute la programmation du repas de ce soir, de demain peut-être, pour quatre personnes ou plus aux goûts différents. Comment font-elles ? [...] Je n'y arriverai jamais. Je n'en veux pas de cette vie rythmée par les achats, la cuisine. Pourquoi n'est-il pas venu avec moi au supermarché. J'ai fini par acheter des quiches lorraines, du fromage, des poires. Il était en train d'écouter de la musique. Il a tout déballé avec un plaisir de gamin. Les poires étaient blettes au coeur, "tu t'es fait entuber". Je le hais. Je ne me marierai pas. Le lendemain, nous sommes retournés au restau universitaire, j'ai oublié. Toutes les craintes, les pressentiments, je les ai étouffés. Sublimés. D'accord, quand on vivra ensemble, je n'aurai plus autant de liberté, de loisirs, il y aura des courses, de la cuisine, du ménage, un peu. Et alors, tu renâcles petit cheval tu n'es pas courageuse, des tas de filles réussissent à tout "concilier", sourire aux lèvres, n'en font pas un drame comme toi. Au contraire, elles existent vraiment. Je me persuade qu'en me mariant je serai libérée de ce moi qui tourne en rond, se pose des questions, un moi inutile. Que j'atteindrai l'équilibre. L'homme, l'épaule solide, anti-métaphysique, dissipateur d'idées tourmentantes, qu'elle se marie donc ça la calmera, tes boutons même disparaîtront, je ris forcément, obscurément j'y crois. Mariage, "accomplissement", je marche. Quelquefois je songe qu'il est égoïste et qu'il ne s'intéresse guère à ce que je fais, moi je lis ses livres de sociologie, jamais il n'ouvre les miens, Breton ou Aragon. Alors la sagesse des femmes vient à mon secours : "Tous les hommes sont égoïstes." Mais aussi les principes moraux : "Accepter l'autre dans son altérité", tous les langages peuvent se rejoindre quand on veut.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Les dimanches après-midi où il bruinait, nous restions sous la couette, finissant par nous endormir ou somnoler. De la rue silencieuse s’élevaient les voix de rares passants, souvent des étrangers d’un foyer d’accueil voisin. Je me re-sentais alors, à Y., enfant, quand je lisais près de ma mère endormie de fatigue, tout habillée sur son lit, le dimanche après manger, le commerce fermé. Je n’avais plus d’âge et je dérivais d’un temps à un autre dans une semi-conscience
Annie Ernaux — Le jeune homme -
Seuls les faits montrés à la télé accédaient à la réalité. Tout le monde avait un poste en couleur. Les vieux l’allumaient le midi au début des émissions et s’endormaient le soir devant l’écran fixe de la mire. En hiver les gens pieux n’avaient qu’à regarder Le Jour du Seigneur pour avoir la messe à domicile. Les femmes à la maison repassaient en regardant le feuilleton sur la première chaîne ou Aujourd’hui madame sur la deuxième. Les mères tenaient les enfants tranquilles avec Les Visiteurs du mercredi et Le Monde merveilleux de Walt Disney. Pour tous la télé était la mise à disposition immédiate et peu coûteuse de la distraction, pour les épouses la tranquillité de garder leur mari à côté d’elle devant Sport Dimanche. Elle nous entourait d’une constante et impalpable sollicitude, qui flottait sur les visages souriants et unanimement compréhensifs des amateurs (Jacques Martin et Stéphane Collaro), leur mine bonhomme (Bernard Pivot, Alain Decaux). Elle nous unissait de plus en plus dans les mêmes curiosités, peurs et satisfactions, est-ce qu’on allait retrouver l’odieux meurtrier du petit Philippe Bertrand, le baron Empain, attraper Mesrine, est-ce que l’ayatollah Khomeiny regagnerait l’Iran. Elle nous donnait un pouvoir de citation sans cesse renouvelé des événements et des faits divers. Elle fournissait des informations médicales, historiques, géographiques, animalières, etc. le savoir commun s’élargissait, un savoir heureux et sans conséquence dont, à la différence de l’école, on n’avait pas à rendre compte ailleurs que dans la conversation, précédé de ils ont dit ou ils ont montré à la télé, à prendre au choix comme une marque de distance vis-à-vis de la source ou une preuve de vérité.
Annie Ernaux — Les années -
La peur d'être déplacé, d'avoir honte. Un jour, il est monté par erreur en première avec un billet de seconde. Le contrôleur lui a fait payer un supplément . Autre souvenir de honte : chez le notaire, il a dû écrire le premier "lu et approuvé", il ne savait pas comment orthographier, il a choisi " à prouver". gêne, obsession de cette faute, sur la route du retour. L'ombre de l'indignité.
Annie Ernaux — La place -
Elle désirait apprendre: les règles du savoir-vivre, ce qui se fait, les nouveautés, les noms des grands écrivains, les films sortant sur les écrans, les noms des fleurs dans le jardin. Elle écoutait avec attention tous les gens qui parlaient de ce qu'elle ignorait, par curiosité, par envie de montrer qu'elle était ouverte aux connaissances. S'élever, pour elle, c'était d'abord apprendre (elle disait,"il faut meubler son esprit") et rien n'était plus beau que le savoir. Les livres étaient les seules objets qu'elle manipulait avec précaution. Elle se lavait les mains avant de les toucher.
Annie Ernaux — Une Femme -
Comment sommes-nous présents dans l’existence des autres, leur mémoire, leurs façons d’être, leurs actes même ? Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne.
Annie Ernaux — Mémoire de fille -
jeudi 7 février (...) Le temps de l'attente à la caisse, celui où nous sommes le plus proche les uns des autres. Observés et observant, écoutés, écoutant. (...) Exposant comme nulle part autant, notre façon de vivre et notre compte en banque. Nos habitudes alimentaires, nos intérêts les plus intimes. Même notre structure familiale. Les marchandises qu'on pose sur le tapis disent si l'on vit seul, en couple, avec bébé, jeunes enfants, animaux... (p.47)
Annie Ernaux — Regarde les lumières, mon amour -
Prof, le mot qui ploufe comme un caillou dans une flaque, femmes victorieuses, reines des classes, adorées ou haïes, jamais insignifiantes, je ne me pose pas encore la question de savoir à laquelle je ressemblerai. Dans les gradins, sur mon banc à mi-hauteur, je palpite surtout devant ma vie nouvelle. L'aventure, ma chance, ma liberté. Ne pas démériter.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Un dimanche, à Fécamp, sur la jetée près de la mer, nous marchions en nous tenant par la main. D’un bout à l’autre nous avons été suivis par tous les yeux des gens assis sur la bordure de béton longeant la plage. A. m’a fait remarquer que nous étions plus inacceptables qu’un couple homosexuel.
Annie Ernaux — Le jeune homme -
Elle me disait, les yeux brillants "c'est bien d'avoir de l'imagination", elle préférait me voir lire, parler toute seule dans mes jeux, écrire des histoires dans mes cahiers de classe de l'année d'avant plutôt que ranger ma chambre et broder interminablement un napperon. Et je me souviens de ces lectures qu'elle a favorisées comme d'une ouverture sur le monde.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Etre crâneuse est un trait physique et social, détenu par les plus jeunes et les plus mignonnes qui habitent le centre-ville, ont des parents représentants ou commerçants. Dans la catégorie des pas crâneuses figurent les filles de cultivateurs, internes, ou demi-pensionnaires venant à vélo de la campagne avoisinante, plus âgées, souvent redoublantes. Ce dont elles pourraient se vanter, leurs terres, leurs tracteurs et leurs commis, n'a, comme toutes les choses de la campagne, aucun effet sur personne. Tout ce qui ressortit à la "cambrousse" est méprisé. Injure : "Tu te crois dans une ferme" ! (p.92-93)
Annie Ernaux — La Honte -
Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études. Sauf le latin, parce qu’il avait servi la messe, elles lui étaient incompréhensibles et il refusait de faire mine de s’y intéresser, à la différence de ma mère. Il se fâchait quand je me plaignais du travail ou critiquais les cours. Le mot « prof » lui déplaisait, ou « dirlo », même « bouquin ». Et toujours la peur OU PEUT-ETRE LE DÉSIR que je n’y arrive pas. Il s’énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m’usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et ne pas prendre un ouvrier. Mais que j’aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie à la fleur de l’âge. Il avait parfois l’air de penser que j’étais malheureuse. Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l’usine, ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu’on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : « On ne l’a jamais poussée, elle avait ça dans elle. ». Il disait que j’apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c’était seulement travailler de ses mains.
Annie Ernaux — La place -
Tout de lui m'a été précieux, ses yeux, sa bouche, son sexe, ses souvenirs d'enfant, sa façon brusque de saisir les objets, sa voix. J'ai voulu apprendre sa langue. J'ai conservé sans le laver un verre où il avait bu. J'ai désir que l'avion dans lequel je revenais de Copenhague s'écrase si je ne devais jamais le revoir. J'ai appliqué cette photo, l'été dernier, à Padoue, sur la paroi du tombeau de saint Antoine — avec les gens qui appuyaient un mouchoir, un papier plié portant leur supplication — pour qu'il revienne. Qu'il l'ait " mérité " ou non n'a évidemment aucun sens. Et que tout cela commence à m'être aussi étranger que s'il s'agissait d'une autre femme ne change rien à ceci : grâce à lui, je me suis approché de la limite qui me sépare de l'autre, au point d'imaginer parfois la franchir. J'ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps. J'ai découvert de quoi on peut être capable, autant dire de tout. Désirs sublimes ou mortels, absences de dignité, croyances et conduites que je trouvais insensées chez les autres tant que je n'y avais pas moi-même recours. À son insu, il m'a reliée davantage au monde.
Annie Ernaux — Passion simple -
Il (le progrès) était dans le plastique et le formica, les antibiotiques et la Sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout-à-l’égout, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome.
Annie Ernaux — Les années -
Et les jeunes arrivaient, de plus en plus nombreux. Les maîtres d’école manquaient, il suffisait d’avoir dix-huit ans et le bas pour être envoyé dans un cours préparatoire faire lire Rémi et Colette. On nous fournissait de quoi nous amuser, le hula hoop, Salut les copains, Age tendre et tête de bois, on n’avait le droit de rien, ni voter ni faire l’amour ni même donner son avis. Pour avoir le droit à la parole, il fallait d’abord faire ses preuves d’intégration au modèle social dominant, « entrer » dans l’enseignement, à la Poste ou à la SNCF, chez Michelin, Gillette, dans les assurances : « gagner sa vie ». L’avenir n’était qu’une somme d’expériences à reconduire, service militaire de vingt-quatre mois, travail, mariage, enfants. On attendait de nous l’acceptation naturelle de la transmission. Devant ce futur assigné, on avait confusément envie de rester jeunes longtemps. Les discours et les institutions étaient en retard sur nos désirs mais le fossé entre le dicible de la société et notre indicible paraissait normal et irrémédiable. Ce n’était pas même quelque chose qu’on pouvait penser, seulement ressentir chacun dans son for intérieur en regardant A bout de souffle.
Annie Ernaux — Les années -
Elle (ma mère) me disait, les yeux brillants, « c’est bien d’avoir de l’imagination », elle préférait me voir lire, parler toute seule dans mes jeux, écrire des histoires dans mes cahiers de classe de l’année d’avant plutôt que ranger ma chambre et broder interminablement un napperon. Et je me souviens de ces lectures qu’elle a favorisées comme d’une ouverture sur le monde.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Quand je suis au dehors, ma personne est néantisée. Je n’existe pas. Je suis traversée par les gens et leur existence, j’ai vraiment cette impression d’être moi-même un lieu de passage. Et ce Journal est une tentative de dire l’extériorité pour exprimer l’intériorité. C’est un journal intime extérieur. Je crois très fortement que c’est dans les autres que l’on découvre des vérités sur soi.
Annie Ernaux — Journal du dehors -
Violentes, rouges, aux lèvres et aux pommettes, continuellement pressées, il me semble les avoir toujours vues en train de trisser, à peine le temps de stopper sur le trottoir, serrer contre elles leur sac à provisions pour se baisser et m'embrasser sec avec un sonore, qu'est-ce que tu deviens la fille ? Pas de débordement de tendresse non plus, pas de ces bouches en cul de poule, petits yeux voilés de cajolerie pour s'adresser aux enfants. Des femmes un peu raides, brutales, aux colères éclatantes de gros mots et qui, à la fin des repas de famille, aux communions, pleurent de rire dans leur serviette. Ma tante Madeleine en montrait même le fond plissé de sa culotte rose. Je ne me souviens pas d'une seule le tricot à la main ou piétinant devant des sauces, elles sortaient de leur buffet les assortiments de charcuterie et la pyramide de papier blanc du pâtissier tachée de crème. La poussière, le rangement, elles s'en battaient l'œil, s'excusaient tout de même, pour la forme, « faites pas attention à la maison », disaient elles. Pas des femmes d'intérieur, rien que des femmes du dehors. Pages 14-15, Folio, 2018.
Annie Ernaux — La femme gelée -
La mocheté du réel, on la taisait, les humiliations de fille ça se garde comme si on était fautives, qu'on l'ait méritée, l'humiliation, qu'on soit responsables de tout, des dépucelages manqués, des nuits incertaines, est-ce que ça s'appelle coucher ça, de leur grossièreté à eux. Des litotes honteuses tout au plus : « Si tu savais ce qu'il m'a proposé. » Parfois le souffle d'histoires effrayantes passe sur nous, Michelle la rousse, celle qu'on voyait toujours avec Machin, suicidée aux barbituriques, et Jeannette, un seau de sang, ça aurait été des jumeaux, on ne se lasse pas des détails chuchotés, avec de l'eau savonneuse. La fatalité. L'homme, libre, salaud, indifférent, comme ça lui chante, nous étions toutes d'accord. Page 116, Folio, 2018.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Dans la cour des vacances, avec ses grands nuages blancs, son odeur de cave près des casiers remplis de bouteilles vides, je fais de la balançoire, je me parle toute seule. Un client se glisse dans le café, la blouse blanche de ma mère s'agite près des étagères. Tapements réguliers, métalliques, d'un atelier, élancements tremblés de la scierie, des trains manœuvrent sur la voie toute proche. Les hommes remuent le monde, le font trépider autour de mes dix ans. Ils construisent des routes, réparent des moteurs tandis que les femmes ne font que des petits bruits à l'intérieur des maisons, le balai cogne les plinthes, la machine à coudre murmure. Comme toutes les petites filles, je l'ignorais. La vibration de la ville n'a pas de signification, c'est un creux où se niche mon existence précieuse pour moi, pour mes parents. Le monde des garçons ne me menace pas. Rien qu'un rêve intermittent, une promesse de bonheur. Ni ombre ni lumière absolue encore.
Annie Ernaux — La femme gelée -
Soumis à la précarité et à l'indigence des étudiants pauvres — ses parents endettés vivaient en proche banlieue parisienne sur un salaire de secrétaire et un contrat emploi solidarité — il n'achetait que les produits les moins chers ou en promotion, de la Vache qui rit en portions et du camembert à cinq francs. Il allait jusqu'à Monoprix acheter sa baguette de pain parce qu'elle coûtait cinquante centimes moins cher qu'à la boulangerie voisine. Il avait spontanément les gestes et les réflexes dictés par un manque d'argent continuel et hérité. Une forme de débrouillardise permettant de s'en sortir au quotidien. Rafler, dans l'hypermarché, une poignée d'échantillons de fromage dans l'assiette tendue par la démonstratrice. A Paris, pour pisser sans payer, entrer avec détermination dans un café, repérer les toilettes et ressortir ensuite avec désinvolture. Regarder l'heure aux parcmètres (il n'avait pas de montre), etc. Il jouait au Loto sportif chaque semaine, attendant, comme il est naturel au cœur de la nécessité, tout du hasard : « Je gagnerai un jour, c'est forcé. » En fin de matinée, le dimanche, il regardait Téléfoot avec Thierry Roland. Le moment juste où le footballeur marque un but et où toute la foule du Parc des Princes se lève, l'acclame, était pour lui l'image du bonheur absolu. Cette pensée lui donnait même des frissons. Pages 17-19, Gallimard.
Annie Ernaux — Le jeune homme