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Ma bohème, Rimbaud : commentaire de texte

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
 
Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse ;
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.
 
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
 
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Arthur Rimbaud, Ma bohème

Introduction

Les premiers poèmes d’Arthur Rimbaud sont rassemblés dans le recueil des Carnets de Douai. Le jeune poète n’a que 16 ans lorsqu’il rédige ces textes, confiés à un ami, Demeny, et publiés à titre posthume en 1895. « Ma bohème » est l’un des poèmes les plus connus du recueil et l’un des plus achevés. Il reflète l’amour de la liberté qui s’exprime dans de nombreux textes de Rimbaud, mais aussi sa révolte contre les conventions et sa volonté de s’affranchir des règles de la poésie traditionnelle.

Comment les choix poétiques reflètent-ils la recherche de la liberté ? C’est ce que nous verrons en examinant tout d’abord les caractéristiques de la bohème poétique. Nous nous pencherons ensuite sur la quête de liberté avant de montrer comment Rimbaud conteste les règles traditionnelles de la poésie.

I – La bohème poétique ou la revendication de la liberté

Le titre du poème fait référence à un phénomène littéraire apparu au milieu du XIXe siècle et caractérisé par la revendication d’un mode de vie libre. La bohème artistique s’oppose aux contraintes sociales, cultive la marginalité. Rimbaud se revendique de cette mouvance et de la vie de bohème, une forme d’errance inspirée des Tziganes, en marge des règles de la vie en société.

Une liberté effective

La liberté qu’évoque Rimbaud est tout d’abord réelle, effective et physique. Le premier vers revendique l’errance comme mode de vie : « je m’en allais ». On notera que l’évocation est au passé, ce qui suggère que le poète ne profite plus de cette forme de liberté au moment où il écrit. Les souvenirs positifs de l’errance donnent lieu à des regrets implicites.

L’absence de contraintes est suggérée par le cadre, qui semble illimité, à l’image du « ciel ». Le champ lexical évoque la « Grande-Ourse », les « étoiles », l’immensité du « ciel ». La liberté provient de l’absence de barrières ou de limites. Elle s’expérimente au contact de la nature

La thématique de l’errance est développée à travers le champ lexical des routes et des trajets. Le verbe « j’allais » revient deux fois dans la première strophe. Rimbaud évoque aussi son errance sous la forme d’une « course » ou d’un voyage, comme le suggère « l’auberge » métaphorique, en réalité la voûte céleste nocturne. Le mouvement physique est facteur de liberté, à l’image de la marche, au dernier vers, évoquée par les « souliers ».

La libération des valeurs matérielles

La bohème artistique vise à se défaire des contraintes matérielles. Dans le poème, Rimbaud évoque le dénuement absolu et à travers lui, la libération des valeurs pécuniaires. Il porte ainsi un « paletot » qui semble s’effacer tellement il est râpé, au point d’en devenir « idéal » ou intangible. Son vêtement a les « poches crevées ». Il ne possède qu’une « unique culotte », qui a un « large trou »

Les souliers sont éculés, ce que suggère la personnification : « souliers blessés ». A force de marcher, le poète a troué ses souliers et il a mal aux pieds, ce qui n’est pas sans rappeler un autre poème de Rimbaud, « Au Cabaret-vert » : « Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines / Aux cailloux des chemins. ». Mais cette situation en principe négative devient un symbole de l’errance et de la liberté. Rimbaud insiste donc avec une jouissance certaine sur le dénuement de la bohème et le détachement des valeurs matérielles que permet l’errance.

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La richesse de l’expérience apparaît comme une compensation bien plus importante. Rimbaud évoque des actions répétitives, à l’imparfait : « devenais, étais, j’égrenais, écoutais, sentais, tirais ». La vie de bohème lui paraît stimulante, riche en vécu.

*

Le poète se compare au Petit-Poucet, personnage de conte de fée, qui connaît l’errance avant de retrouver le chemin de sa maison grâce à des cailloux semés au fil du chemin. La comparaison évoque à la fois la jeunesse de Rimbaud, son goût pour le vagabondage et sa découverte de la poésie, puisqu’il sème des « rimes » comme le Petit-Poucet semait des pierres. En d’autres termes, pour Rimbaud, liberté et écriture poétique sont indissociables.

II – Liberté au contact de la nature et liberté poétique

Comme dans de nombreux poèmes de Rimbaud, la nature occupe une place importante dans « Ma bohème ». Elle accueille le poète en son sein et le nourrit, lui sert d’inspiratrice et de mère. Elle est profondément maternelle et bienveillante, contrairement à l’environnement que Rimbaud laisse derrière lui.

Une nature revendiquée comme sienne

La dimension lyrique est importante dans le poème. Ainsi, Rimbaud évoque dans le titre « Ma bohème » avec l’adjectif possessif « ma ». En somme, il s’approprie une mouvance artistique, pour en faire une expérience personnelle. Il en va de même de la nature, qui semble lui appartenir ou être faite spécialement pour lui. On peut citer « mon auberge » à la Grande-Ourse ou « mes étoiles ». 

Le poète trouve refuge dans la nature. Celle-ci l’héberge sous la voûte du ciel (vers 7-8) et le réconforte, « la rosée » se transformant en « un vin de vigueur ». On peut considérer que la nature est non seulement protectrice, mais aussi nourricière. Elle représente une figure maternelle et rassurante. A aucun moment, l’errance ne suscite de crainte. 

Rimbaud utilise de nombreuses allitérations en « m » pour suggérer la douceur de cette nature maternelle : « mon paletot, muse, ma course, amours, rimant, milieu, mes souliers ». L’impression de douceur est soulignée également par l’emploi répété du son « s » et une assonance en « ou ». L’errance et l’expérience de la liberté se développent dans un cadre feutré et accueillant, où le poète trouve à la fois les stimulations nécessaires à l’écriture poétique et une protection attentionnée.

Vers la liberté poétique

La nourriture fournie par la nature est non seulement physique, puisqu’elle veille au bien-être du poète errant, mais aussi spirituelle. Ainsi, Rimbaud se nourrit de correspondance et y puise son inspiration. Ses sens sont rassasiés d’impressions. Aux vers 8 et 9, on relève des références à la vue, au toucher et à l’ouïe : « Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou et je les écoutais. » On retrouve l’importance du toucher, associé au goût, dans les deux vers suivants : « des gouttes de rosée à mon front comme un vin de vigueur. »

Les images poétiques puisent dans l’expérience vécue de la nature. Cette dernière devient alors une inspiratrice et une muse. Le poète s’adresse d’ailleurs à sa Muse, qu’il invoque au vers 3, regrettant le temps heureux de son errance. « Ma bohème » reflète l’expérience de la liberté au sein de la nature. Le poème se développe certes au sein du cadre strict du sonnet, mais Rimbaud le modernise.

On peut repérer différentes modifications de la forme fixe. Dans le sonnet traditionnel, les quatrains sont clairement séparés des tercets. Ce n’est pas le cas ici, puisque le second quatrain est prolongé par le premier tercet comme le montre le connecteur « et » placé au début du vers 9. Il y a certes un point à la fin du vers 8, mais la phrase du quatrain semble se poursuivre dans le tercet.

*

Le poète veille à bouleverser le rythme régulier de l’alexandrin, pour créer un rythme souple, emprunt de fantaisie, en accord avec le sous-titre du poème, « Fantaisie ». L’ensemble est à la fois dynamique et vivant. 

III – La contestation de la poésie traditionnelle

Les seules règles que s’impose le poète sont celles que lui dicte sa Muse, au vers 3. Rimbaud emploie un terme vieilli, « féal », pour évoquer sa fidélité à son inspiratrice, que l’on peut confondre avec la nature. Sur le plan littéraire, le terme évoque aussi le dévouement et l’intensité de la relation. Nous avons vu que Rimbaud se revendique de la mouvance de la bohème artistique, volontiers contestataire et anarchiste. C’est ce qui le conduit à remettre en cause la poésie traditionnelle. 

La déconstruction du sonnet

Nous avons vu que Rimbaud reprend le cadre du sonnet, mais n’en respecte pas les limites traditionnelles, en particulier au niveau du découpage syntaxique dans les quatrains et les tercets. Mais il fait bien plus, puisqu’il déconstruit la règle

Dans le sonnet, généralement, le dernier vers se présente comme une chute, qui donne tout son sens au texte. Ici, le sens est difficile à cerner. Le dernier vers, « de mes souliers blessés, un pied près de mon cœur », illustre l’entreprise de déconstruction qui est à l’œuvre dans l’ensemble du poème. La syntaxe est volontairement éclatée. La modernité s’exprime par la personnification et la métonymie, ou encore l’invraisemblance assumée d’une proximité anatomique entre le pied et le cœur.

Dans les quatrains, le poète emploie deux groupes de rimes différentes, alors que la tradition du sonnet veut qu’il s’agisse des mêmes rimes dans les deux strophes. Le rythme est particulièrement irrégulier et se développe au fil des émotions que suscite le contact avec la nature et l’errance. La coupe traditionnelle de l’alexandrin se fait à la césure. Ici, Rimbaud construit à l’inverse des vers dissymétriques et hachés : on note un rythme 4 + 8 au vers 1, un rythme 3 + 6 + 3 au vers 4, un rythme 1 + 11 au vers 12. 

Enjambements (aux vers 10 et 11 et 13 à 14) et rejets (aux vers 6 et 7) contribuent à l’impression de dissymétrie et d’irrégularité. 

Comment interpréter ces choix poétiques ?

La poésie est chère au cœur de Rimbaud et elle occupe la place centrale dans ce poème. Elle est le sujet central du poème et est étroitement associée à l’errance qui sous-tend la création. On note ainsi un champ lexical riche : « muse, rimes, rimant, lyres » ou encore le jeu de mots sur « pieds » au dernier vers, les pieds étant à la fois l’organe de la marche et l’unité rythmique en poésie.

Au vers 12, le participe présent « rimant » suggère que nous assistons à la poésie en train de naître. Le cadre est volontiers irréel, fait « d’ombres fantastiques ». La métaphore des élastiques, quant à elle, suggère une forme de tissage des vers, mais sur le mode enfantin.

De manière générale, le poète explore dans le texte la fantaisie qu’il revendique en sous-titre. On le voit par exemple dans l’emploi de certaines rimes fantaisistes, comme « fantastiques » et « élastiques » ou « trou » et « frou-frou ». La référence mythologique à la lyre, instrument divin du poète, se transforme dans un jeu de mot en délires poétiques : « comme des lyres ». 

Il s’agit bien là d’une œuvre de fantaisie, qui suit principalement le rythme de l’inspiration et les envies du moment, au fil d’un vagabondage héroïque. La dimension autobiographique est affirmée, indiquant que cette création imaginaire est indissociable de la personnalité du poète. On note l’importance de la première personne dans le texte, à partir de « je m’en allais ». Le personnage est un jeune poète en fugue, porteur d’une révolte intérieure. D’ailleurs, la référence au mois de septembre fait effectivement référence à une fugue de Rimbaud. 

Conclusion

« Ma bohème » rassemble des thèmes chers à Rimbaud, en particulier l’errance et la fugue, mais aussi la revendication de liberté. La nature y tient une place importante et est élevée au rang de figure maternelle et de muse. Le poème évoque la naissance de la poésie et nous assistons en direct à la création d’une œuvre. 

Rimbaud explore différentes pistes poétiques, afin de déconstruire les règles traditionnelles de la versification. Il revisite ici le mythe du poète révolté et du poète errant. Il s’inscrit de manière humoristique et fantaisiste entre la figure d’Orphée, reconnaissable à la mention de la lyre, et le Petit-Poucet, personnage de conte de fée. 

Le voyage initiatique de Rimbaud dans « Ma bohème » peut être rapproché de l’expérience qu’il évoque dans « Le bateau ivre ».

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