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Orhan Pamuk : Le livre noir - critique

Qui suis-je ? À cette question, la vie nous donne progressivement quelques réponses… on nous dit d’où on vient, généralement lors de longs repas familiaux qui finissent par des empoignades insurmontables entre le fromage et le dessert… les instituteurs nous mettent dans des cases, “c’est un garçon aimable et intelligent, il deviendra ingénieur”, “c’est une fille espiègle et qui manque de concentration, il faut qu’elle se ressaisisse !”… on nous donne un travail dont l’intitulé - ne jamais oublier de négocier le titre de votre poste lors de la signature du contrat - devient l’élément principal de son identité… si vous avez de la chance, vous avez quelques amis ou voisins qui vous connaissent assez pour vous renvoyer au visage, de façon douce et suppureuse, le reflet que vous leur avez donné, sans rien y ajouter d’eux-même, par politesse convenue.

Vous est-il arrivé de longuement scruter votre visage devant la glace, le matin ou le soir, quand personne n’est là pour vous juger, seulement vous, quand la société ne burine pas votre personnalité dans ce dernier sanctuaire réellement privé qu’est la salle de bain ? Peut-être y verrez-vous des lettres, mystérieuses et inquiétantes car signifiantes, comme dans Le livre noir d’Orhan Pamuk. Peut-être comprendrez-vous que, comme une oeuvre d’art, les artistes qui vous ont procréé - certainement encouragés par quelques bouteilles de vin - voient inexorablement leur oeuvre vivante s’échapper et se transformer au contact du monde.

Le livre noir d’Orhan Pamuk, écrit entre 1985 et 1989, nous interroge sur l’existence humaine dans un Istanbul hivernal, froid, sibyllin et boueux. C’est dans un Istanbul bien différent que j’écris ces lignes, les rayons frais du soleil de printemps s’échouant sur un verre chaud de çay dans un café de Nişantaşı. C’est dans ce quartier au « Cœur de la Ville » que Galip arpente chaque rue afin de résoudre la mystérieuse disparition de sa femme Ruya. Dans cette déambulation, Galip se perd dans ses souvenirs d’enfance, dans les multiples légendes de l’Orient, et surtout dans les chroniques du demi-frère de sa femme, Djélâl, célèbre journaliste du Milliyet, également introuvable… Dans cette quête désespérée, Galip s’interroge comme nous le ferions tous dans un moment difficile, car “c'est quand on est fatigué qu'on voit les cauchemars les plus réalistes”. Il devient étranger à lui-même. Quoi de plus normal alors que de vouloir “se débarrasser de l'homme qu'il était devenu et qui jetait sur l'univers tout entier ce regard angoissant, dépourvu d'espoir ; il voulait devenir un autre.”

Il voulait devenir un autre comme Simon Bolivar, perdu dans sa recherche de la gloria après avoir assisté au sacre de Napoléon dans Notre-Dame de Paris... comme les responsables politiques turcs qui rêvent tous secrètement de devenir Atatürk, le père de leur nation bien aimée... comme les enfants qui veulent devenir l’égal de leurs héros… comme moi-même qui à chaque fin de roman d’Orhan Pamuk me sent bouleversé et envieux de son génie littéraire…

Galip a peut-être percé le mystère de l’Identité à force de lire les lettres peintes sur les visages de ses compatriotes. L’écriture semble être l’unique consolation à cette quête désespérée, à cette insatisfaction chronique des individus qui ne peuvent se regarder dans la glace sans vouloir devenir un autre, quelqu’un de meilleur. D'autres feront des enfants pour que leurs ambitions insatisfaites se réalisent à travers eux. Finalement, s’accepter tel qu’on est est sûrement la réponse la plus simple à apporter à ce défi universel de l’humanité.

Et alors vous pourrez vous demander, avec toute la confiance de celui qui a trouvé qui il est : « Puisque moi, je suis lui, pourquoi continuer à le chercher ? ».


Le livre : Le livre noir d'Orhan Pamuk (Gallimard, 1995)

Pendant une semaine, jour et nuit dans Istanbul, un jeune avocat, Galip, part à la recherche de sa femme Ruya, qu'il aime depuis l'enfance, et qui lui a laissé une lettre mystérieuse : est-ce un jeu ? un adieu ? Dans le fol espoir de la retrouver, il fouille ses souvenirs et le passé militant de Ruya. Il lit et relit les écrits de Djélâl, le demi-frère de sa femme - un homme secret qu'il admire. Mais lui aussi semble avoir disparu. À la recherche des deux êtres qu'il aime, Galip est en même temps en quête de sa propre identité et, bientôt, de celle d'Istanbul, présentée ici sous un aspect singulier : toujours enneigée, boueuse et ambiguë, insaisissable.

« Hommage à la ville natale de l'auteur, Le Livre noir est habité par une Istanbul foisonnante et labyrinthique. Elle s'habille ici d'une dimension ésotérique, vibrante des signes que le héros tente à tout prix de percevoir. À la recherche de ses proches, mais aussi de lui-même, le héros de Orhan Pamuk devient un autre lui-même au fil de ce voyage initiatique. Il acquiert une clarté d'esprit qui lui fait toucher du doigt les secrets de l'existence où les identités se confondent dans l'incertain. L'écrivain turc signe ici un roman envoûtant, au questionnement perpétuel, semblable par moments à un rêve halluciné. »

Hector Chavez
  • Nombre de pages : 720
  • Prix : 11,40 euros

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L'auteur : Orhan Pamuk

Orhan Pamuk, de son vrai nom Ferit Orhan Pamuk, est un écrivain turc né le à Istanbul. Ses romans ont rencontré un énorme succès dans son pays et dans le monde, où ils se sont vendus à plus de onze millions d'exemplaires, ce qui fait de lui l'écrivain turc le plus vendu dans le monde. Ils sont traduits en plus de 60 langues. Il est Prix Nobel de Littérature et a remporté trois grands prix littéraires en Turquie, le prix France Culture en 1995, le prix du meilleur livre étranger du New York Times en 2004, le prix des libraires allemands le et le prix Médicis étranger pour Neige. En 2006, Pamuk est classé par Time Magazine comme l'une des 100 personnalités les plus influentes du monde.

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