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Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses : Épitre à M. Sainte-Beuve, en réponse à des vers adressés par lui à l’auteur

Harmonies poétiques et religieuses Alphonse de Lamartine

Lamartine retrouve, dans ce recueil, rédigé en grande partie en Italie entre 1826 et 1827, la haute poésie des Méditations poétiques.

Pour citer l'œuvre : Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 67-73).

VII


ÉPITRE À M. SAINTE-BEUVE


EN RÉPONSE À DES VERS ADRESSÉS PAR LUI À L’AUTEUR[1]

OU

CONVERSATION




 
Oui, mon cœur se souvient de cette heure tranquille
Qu’à l’ombre d’un tilleul, loin des toits de la ville,
Nous passâmes ensemble au jardin des Chartreux :
Je vois encor d’ici le tronc large et noueux,
Et les mots qu’à ses pieds, de mon bâton d’érable,
En t’écoutant rêver, je traçais sur le sable.
Nous parlâmes du cœur, comme deux vieux amis
Au foyer l’un de l’autre, à la campagne, admis,

Heureux, après dix ans, du soir qui les rassemble,
À table, sans témoins, s’entretiennent ensemble,
Tandis que le flambeau par les heures rongé
S’use pour éclairer l’entretien prolongé,
Et qu’un vin goutte à goutte épuisé dans le verre
Rougit encor le fond de la coupe sincère.

J’avais pourtant noté d’un doigt réprobateur
Tes vers trop tôt ravis à l’amour de l’auteur,
Tes vers où l’hyperbole, effort de la faiblesse,
Enflait d’un sens forcé le vide ou la mollesse ;
Tes vers, fruits imparfaits d’un arbre trop hâté,
Qui les laisse tomber au souffle de l’été,
Mais à qui sa racine étendue et profonde,
Et ce ciel amoureux qui lui prodigue l’onde,
Assurent, pour orner ses rameaux paternels,
Une séve plus forte et des jours éternels.
Ces vers, en vain frappés d’un pénible anathème,
Mon cœur plus indulgent les excuse et les aime :
Sous ces mètres rompus qui boitent en marchant,
Sous ces fausses couleurs au contraste tranchant,
Sous ce vernis trop vif qui fatigue la vue,
Sous cette vérité trop rampante ou trop nue,
On y sent ce qu’à l’art l’homme demande en vain,
Ce foyer créateur où couve un feu divin,
Feu dont les passions alimentent la flamme,
Chaleur que l’âme exhale et communique à l’âme[2].
Devant le sentiment le goût est désarmé,
Et mon cœur ne retient que ce qui l’a charmé :

Comme au sein d’une nuit où tout regard expire,
Si quelque feu lointain sur un mont vient à luire,
L’œil, volant de lui-même à la vive clarté,
Franchit, sans y toucher, des champs d’obscurité,
Et, s’attachant dans l’ombre au seul point qui rayonne,
Oublie, en l’admirant, la nuit qui l’environne.
Et tu veux aujourd’hui qu’ouvrant mon cœur au tien,
Je renoue en ces vers notre intime entretien ?
Tu demandes de moi les haltes de ma vie,
Le compte de mes jours ?… Mes jours ! je les oublie,
Comme le voyageur, quand il a dénoué
Sa ceinture de cuir, et qu’il a secoué
De ses souliers poudreux la boue et la poussière,
Redoutant de porter un regard en arrière,
Dédaigne de compter tous les pas qu’il a faits
Pour arriver enfin à son foyer de paix.
Ainsi dans mon esprit ma route est effacée ;
Je n’en rappelle rien à ma triste pensée,
Que la source où j’ai bu dans le creux de ma main,
L’arbre qui répandit l’ombre sur mon chemin,
La fleur que sur ses bords ma main avait choisie,
Afin d’en respirer jusqu’au soir l’ambroisie,
Et qui dès le matin, cédant à la chaleur,
Se pencha languissante et mourut sur mon cœur !

Et de ma vie obscure, hélas ! qu’aurais-je à dire ?
Elle fut… ce qu’elle est pour tout ce qui respire :
Un rêve du matin, qui commence éclatant
Par de divins amours dans un palais flottant,
Se poursuit dans le ciel, et finit sur la terre
Par du pain et des pleurs sur un lit de misère !
Ami, voilà la vie universelle, hélas !
Et la mienne : et pourtant je ne l’accuse pas !

Juste envers le destin, dont la coupe est diverse,
Je le bénis du miel que dans la mienne il verse.
D’autres n’ont que l’absinthe ; et moi, grâce au Seigneur,
J’ai ce que leur misère appelle le bonheur :
Un toit large et brillant sur un champ plein de gerbes,
Des prés où l’aquilon fait ondoyer mes herbes,
Des bois dont le murmure et l’ombre sont à moi,
Des troupeaux mugissants qui paissent sous ma loi,
Une femme, un enfant, trésors dont je m’enivre ;
L’une par qui l’on vit, l’autre qui fait revivre ;
Un foyer où jamais l’indigent éconduit
N’entre sans déposer son bâton pour la nuit,
Où l’hospitalité, la main ouverte et pleine,
Peut donner sans peser le pain de la semaine,
Ou verser à l’ami qui visite mon toit
Un vin qui réjouit la lèvre qui le boit.
Que dirai-je de plus ? la douce solitude,
Le jour semblable au jour lié par l’habitude,
Une harpe, humble écho d’espérance et de foi,
Et qui chante au dehors quand mon cœur chante en moi ;
Le repos, la prière, un cœur exempt d’alarmes,
Et la paix du Seigneur, joyeuse dans les larmes !
D’un seul de tous ces dons qui ne serait jaloux ?
Mais combien manque-t-il à qui les reçut tous !
De quelque jus divin que Dieu nous la remplisse,
Toute l’eau de la vie a le goût du calice ;
La joie a son ennui, le plaisir sa langueur :
L’erreur du malheureux, c’est de croire au bonheur.
Que sert de jeter l’ancre et de dire à sa barque :
« Arrêtons-nous, voilà le port que je te marque !
» Tu dormiras ici comme une île des mers
» Que ne peut soulever l’effort des flots amers ? »
Tandis que nous parlons, une vague éternelle
S’enfle sous le navire et l’emporte avec elle :

Sur les mers de ce monde il n’est jamais de port,
Et le naufrage seul nous jette sur le bord !
Jeune encor, j’ai sondé ces ténèbres profondes :
La vie est un degré de l’échelle des mondes
Que nous devons franchir pour arriver ailleurs.
Souvent, les pieds meurtris, le front blanc de sueurs,
Comme un homme essoufflé qui monte un sentier rude
Se repose un moment, vaincu de lassitude,
Sur cette marche même, hélas ! qu’il faut franchir
Ou pour reprendre haleine ou pour se rafraîchir,
On s’arrête, on s’assied, on voit passer la foule,
Qui sur l’étroit degré se coudoie et se foule ;
On reconnaît de l’œil et du cœur ses amis,
Les uns par le courage et l’espoir affermis,
Montant d’un pas léger que rien ne peut suspendre,
Les autres chancelants et prêts à redescendre.
C’est parmi ces derniers que mon œil te trouva ;
Tu tombais, je criai : le Seigneur te sauva !
Tu repris ton élan vers la céleste porte.
Honneur en soit rendu, non à cette voix morte,
Mais au Dieu qui donna la vie à mes accents,
Qui met le trait sur l’arc et la flamme à l’encens,
Fait un écho vivant de nos lèvres muettes,
Et dans nos cœurs fêlés verse ses eaux parfaites !
Ton cœur était l’or pur caché dans le filon,
Qui n’attend pour briller que l’heure et le rayon ;
La perle au fond des mers sous l’écaillé captive,
Qu’un pêcheur dans ses rets amène sur la rive.
L’or ne doit point de grâce aux sondes du mineur,
Ni la perle aux filets ; mais tous deux au Seigneur,
Dont le regard divin scrute la terre et l’onde,
Et dirige lui seul le filet ou la sonde.
Ainsi la vérité t’attendait à son jour,
Et sa voix dans ta voix va parler à son tour !

Oui, dût un froid mépris répondre à notre lyre,
Dût notre vérité se nommer un délire,
Dût notre âge, enivré des seuls soins d’ici-bas,
Sourire en nous disant : « Je ne vous connais pas ! »
Semblables devant l’homme à ces hardis prophètes
Que la dérision conviait à ses fêtes,
Et qui, sur leurs tyrans lançant l’esprit divin,
Gravaient trois mots obscurs sur les murs du festin,
Répétons-lui toujours que l’univers est vide,
Que la vie est un flot que chasse un vent rapide,
Et qui doit nous porter à l’immortalité,
Ou se fondre en écume, en bruit, en vanité ;
Que tout but ici-bas est trompeur ou fragile,
Tout espoir abusé, tout mouvement stérile ;
Que les rêves de l’homme et ses ambitions,
La sagesse, les arts, le bras des nations,
Les efforts réunis des siècles et du monde,
Ne peuvent retarder la mort d’une seconde,
Faire avancer le jour d’une heure dans les airs,
Ou rebrousser le vent et l’écume des mers ;
Que l’homme n’a reçu du seul Maître suprême
De puissance et d’empire ici que sur lui-même,
Et qu’en dépit du siècle il n’a dans ce bas lieu
Qu’une œuvre : la vertu ; qu’une espérance : Dieu !
Ce sort est assez beau pour un peu de poussière ;
II devrait consoler même un fils de lumière
De ne pouvoir changer les sentiers radieux
De ces astres lointains, poussière aussi des cieux.

Et puisse alors Celui que notre langue adore,
Comme un souffle vivant anime un bois sonore,
Prêtant l’âme et la vie à nos pieux concerts,
De son souffle incréé diviniser nos vers,

Nos vers morts, et formés de syllabes muettes,
Si Dieu ne retentit dans la voix des poëtes ;
Leur donner ce qu’il a, puissance et vérité,
Et ce que l’homme entend par immortalité,
C’est-à-dire un écho qui dure une seconde
Sur cet atome obscur que nous nommons un monde,
Semblable, hélas ! à peine au retentissement
Qui le soir sous les bois se prolonge un moment,
Quand, le pâtre brisant son chalumeau sonore,
Du son qu’il n’entend plus l’air ému vibre encore !
Et même de ce prix ne soyons point jaloux :
Chantons pour soulager ce qui gémit en nous !
Quand la source à la mer a versé son eau pure,
Qu’importe si l’abîme étouffe son murmure ?
Qu’importe si les vents dispersent sur les mers
Le cri qu’a jeté l’aigle en traversant les airs,
Quand l’oiseau, s’élevant des rochers du rivage,
Plane dans le rayon au-dessus du nuage,
Qu’il n’entend plus la vague, et qu’il voit sous ses yeux
Ces abîmes d’azur qui sont pour nous les cieux ?

Commentaire de texte d'Alphonse de Lamartine : Épitre à M. Sainte-Beuve, en réponse à des vers adressés par lui à l’auteur

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L'auteur : Alphonse de Lamartine

Lamartine

Alphonse de Lamartine (1790-1869) est un poète, romancier, dramaturge français, ainsi qu'une personnalité politique qui participa à la Révolution de février 1848 et proclama la Deuxième République. Il est l'une des grandes figures du romantisme en France.

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